https://www.lexpress.fr/actualite/societe/il-faut-un-plan-psychiatrie-sur-le-modele-des-plans-cancer_2033719.html"Il faut un plan psychiatrie sur le modèle des plans cancer"
Propos recueillis par Stéphanie Benz, publié le 07/09/2018
Le professeur Pierre-Michel Llorca, chef de service en psychiatrie au CHU de Clermont-Ferrand.
Un livre choc sur l'état de la psychiatrie française appelle à une vaste réforme.
Entretien avec le Pr Pierre-Michel Llorca.
La crise de la psychiatrie nous concerne tous. Il y a, bien sûr, l'état catastrophique des services hospitaliers spécialisés, indignes d'un pays comme le nôtre. Mais, au-delà, 1 Français sur 5 est ou sera touché par une pathologie mentale, à un moment ou à un autre, au cours de sa vie - sans compter les proches des patients, souvent durement affectés eux aussi. Pourtant, la prévention est quasi nulle, et tous les malades n'ont pas accès à des soins de qualité. C'est pourquoi L'Express a choisi de mettre en avant l'ouvrage publié sous l'égide de la Fondation FondaMental et de l'Institut Montaigne, en librairie le 17 septembre*. Leur diagnostic, très fouillé, le montre : le naufrage ne s'explique pas uniquement par le manque, réel, de moyens. Et, surtout, il n'est pas inéluctable. Les pouvoirs publics, au moment où ils s'apprêtent à engager une vaste réforme de notre système de santé, devraient s'inspirer de leurs propositions. Pour que la psychiatrie ne soit pas, une fois de plus, laissée de côté, alors qu'à l'inverse, elle devrait être érigée en priorité nationale. Entretien avec le Pr Pierre-Michel Llorca, chef de service au CHU de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), directeur des soins de la Fondation Fondamental, et coauteur du livre.
Vous le rappelez largement dans votre ouvrage, les maladies mentales représentent un lourd fardeau pour notre pays...
Pierre-Michel Llorca : 12 millions de personnes souffrent aujourd'hui de troubles psychiatriques - dépression, bipolarité, schizophrénie, anxiété, autisme... Ces affections sont la première cause de décès chez les jeunes adultes, avec 10 000 suicides par an, le premier poste de dépenses de l'Assurance maladie (22,6 milliards d'euros par an) et la première cause d'invalidité et d'arrêt de travail. L'espérance de vie des malades se trouve réduite de dix à vingt ans, en moyenne, par rapport à la population générale. C'est un enjeu de santé publique majeur. Or, depuis vingt ans, les rapports se succèdent sans que les mesures indispensables ne soient prises. Pour des raisons économiques, mais aussi du fait des représentations négatives autour de la pathologie mentale.
Les patients paient au prix fort les difficultés du secteur, en particulier à l'hôpital, comme l'ont montré les affaires de Saint-Etienne et de Bourg-en-Bresse, avec des malades placés abusivement sous contention ou à l'isolement. De telles situations sont-elles devenues monnaie courante ?
Non, fort heureusement. Le contrôleur général des lieux de privation de liberté inspecte régulièrement les services, et des cas aussi extrêmes restent rares. Mais ils illustrent bien le manque de moyens auquel nous sommes confrontés au quotidien. Les professionnels de santé doivent assurer la sécurité de leurs patients, sans toujours disposer du personnel suffisant pour cela. Ils sont donc pris dans une spirale infernale qui peut aboutir à ce type de décisions. Les grèves de la faim des agents hospitaliers ces derniers mois, pour tenter d'obtenir des postes supplémentaires, l'ont bien prouvé aussi : les hôpitaux se trouvent dans une situation dramatique. Et je ne parle même pas des conditions matérielles. Mon service, par exemple, aurait dû être rénové voilà dix-huit ans, et nous ne disposons toujours que de 2 salles de bains pour 25 patients dans nos unités d'hospitalisation...
En même temps, tous les experts le disent, on hospitalise trop en France. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Historiquement, nous avons toujours eu, depuis le XIXe siècle, beaucoup de lits d'hospitalisation en psychiatrie. A partir des années 1970, les pouvoirs publics ont voulu développer une politique dite "de secteur" : chaque territoire devait avoir un établissement référent, qui organisait, d'un côté, la prise en charge "hors les murs", à travers des lieux de consultation en ville, les centres médico-psychologiques (CMP) et, de l'autre, les soins hospitaliers, avec une continuité entre les deux. L'objectif était de rendre la psychiatrie accessible à tous et de faire de la prévention. Cette belle idée nous a été largement enviée. Sa mise en oeuvre supposait de diminuer le nombre de lits, conformément aux recommandations internationales, et de renforcer les effectifs des CMP. Sauf que cela ne s'est pas passé ainsi. Le nombre de lits a baissé, mais les budgets n'ont pas été redéployés, et les moyens de la psychiatrie s'en sont trouvés très amputés. Il faudrait bien sûr continuer à aller vers plus d'ambulatoire, sauf que, à présent, les professionnels se méfient ! Je note toutefois que le discours des pouvoirs publics change : le gouvernement nous dit que nous conserverons 100 % de moyens en cas de fermeture de lits. Cependant je ne suis pas naïf, il faudra voir cela à l'épreuve des faits.
En tout cas, les résultats sont là : il est impossible de répondre à tous les besoins.
Les délais d'accès aux CMP s'allongent, et les patients nous arrivent beaucoup trop tard, dans un état déjà très dégradé, car leur souffrance n'a pas été détectée à temps. Ils doivent être hospitalisés. Le problème, c'est qu'ensuite ils restent bien trop longtemps dans nos services, par manque de relais satisfaisant à l'extérieur. Le tout avec des inégalités territoriales très fortes. Les secteurs sont censés couvrir l'ensemble du pays, mais certains ne fonctionnent plus, faute de médecins, et, dans ce cas, la probabilité d'obtenir un diagnostic ou une prise en charge est quasi nulle.
Cette organisation n'a pas permis non plus de s'adapter aux progrès réalisés en psychiatrie ces derniers temps...
On ne soigne plus de la même manière que dans les années 1970. De nouvelles stratégies de prise en charge sont apparues, propres à chaque maladie, alors que les professionnels de secteur, eux, doivent s'occuper de tout le monde, et demeurent très généralistes. Cela peut fonctionner en première intention, mais, ensuite, un accompagnement spécifique, très spécialisé, s'avère souvent nécessaire, notamment pour les cas les plus graves. C'est une question de compétences : plus vous voyez un certain type de patients, mieux vous vous en occupez. Un peu comme en chirurgie, où il n'y a pas des services de greffe cardiaque dans chaque hôpital. Le concept de secteur s'est fracassé sur cette évolution vers une plus grande spécialisation, gage d'amélioration de la qualité des soins.
La France est pourtant parmi les pays qui comptent le plus de psychiatres par habitant. Comment expliquer ce paradoxe ?
Seules l'Islande et la Suisse s'avèrent mieux dotées que nous ! Le problème ? La mauvaise répartition des médecins sur le territoire, et entre le monde hospitalier et les libéraux, qui exercent en cabinet privé. Ceux-ci font en outre beaucoup de psychothérapie, alors que ce type de soins, efficaces et recommandés par les autorités sanitaires dans de nombreuses pathologies, est surtout du ressort des psychologues. Comme les consultations de ces derniers ne sont pas remboursées (même si cela pourrait changer à l'avenir), près de 40 % des psychiatres libéraux se retrouvent à faire de la psychothérapie pour que leurs patients puissent quand même bénéficier de ces soins. Cela représente autant de ressources médicales indisponibles pour les diagnostics et la prise en charge des malades les plus lourds. On marche sur la tête !
Avec l'Institut Montaigne et la Fondation FondaMental, vous appelez donc à un véritable sursaut. Quelles sont les solutions ?
Nous avons besoin d'un plan psychiatrie sur le modèle des plans cancer. Aujourd'hui, la santé mentale se trouve dans le même état que la cancérologie avant les premiers plans : des soins éclatés et de qualité très variable, des difficultés d'organisation, un manque de respect des recommandations de bonne pratique... Ces plans ont donné naissance à l'Institut national du cancer, qui a changé la donne, en amorçant une certaine uniformisation des pratiques et en soutenant la recherche. De la même façon, une "Agence nationale de la psychiatrie" pourrait organiser une gradation des soins, comme en cancérologie, avec une prise en charge de proximité, des soins de recours à l'hôpital et une offre très spécialisée pour les cas les plus lourds. Elle serait aussi à même de coordonner la recherche et d'imposer des réunions de concertation pluridisciplinaire, pour que spécialistes hospitaliers, psychiatres libéraux et médecins traitants discutent ensemble de leurs patients les plus complexes. Cela présenterait l'immense avantage d'améliorer la diffusion des recommandations de bonne pratique auprès de tous les confrères.
Vous ne réclamez donc pas d'argent supplémentaire ?
Ce discours n'est pas audible aujourd'hui. Dans les faits, c'est avant tout à un problème de répartition et d'organisation des moyens que nous devons faire face.
La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a déjà annoncé toute une série de mesures en faveur de la psychiatrie. Sont-elles insuffisantes ?
Un comité stratégique composé de personnalités qualifiées a été créé pour l'aider à réfléchir aux difficultés du secteur. C'est une bonne chose, mais il va se réunir... deux fois par an. Ce n'est pas à la hauteur des enjeux ! De même, la ministre avait proposé de développer la fonction d'infirmier de "pratique avancée" en psychiatrie, pour assurer le suivi des pathologies complexes et chroniques, notamment là où les professionnels manquent. Et finalement, que s'est-il passé ? Le décret d'application, signé pendant l'été, réserve ce nouveau métier à la dialyse, au diabète et aux pathologies cardio-vasculaires. La santé mentale viendra "dans un deuxième temps". Comme d'habitude... De même, on ne voit pas arriver les moyens annoncés pour la recherche. A un moment, il avait aussi été évoqué d'associer davantage les proches aux soins, mais les "consultations familles", que nous préconisons aussi, n'ont pas vu le jour. En réalité, beaucoup d'annonces demandent à être précisées. Par exemple, la formation supplémentaire des futurs généralistes à la psychiatrie, pour faciliter les diagnostics précoces : c'est une bonne idée, mais comment va-t-elle se concrétiser, au vu, déjà, de la lourdeur de leurs programmes ? Des outils d'aide au repérage et une plateforme de télé-expertise en psychiatrie seraient sans doute plus adaptés.
C'est d'autant plus regrettable qu'une prise en charge de qualité rend très souvent possible d'obtenir un rétablissement des patients...
Avec un dépistage précoce, de l'éducation thérapeutique et de la psychothérapie, on peut aboutir à de bons résultats dans de nombreuses pathologies, et éviter beaucoup d'hospitalisations. Y compris pour une affection aussi grave que la schizophrénie, contrairement à une croyance bien ancrée. Il y a eu énormément d'innovations et de progrès ces dernières années. Malheureusement, ils sont trop peu déployés.
Beaucoup de pays font mieux que la France en matière de prévention. Quels seraient les exemples à suivre ?
Le Danemark a su sensibiliser la population à la dépression, en multipliant les communications dans des réunions publiques, sur les lieux de travail ou à l'école, afin d'alerter sur les premiers signes et d'informer sur les stratégies de prise en charge. L'Australie, de son côté, a une politique remarquable vis-à-vis des jeunes. Plus de 95 "Headspace Centers" leur sont ouverts, pour des consultations gratuites avec des généralistes ou des psychiatres. Un "centre virtuel", accessible par Internet et téléphone de 9 heures à 1 heure du matin, a aussi été créé. Ces structures diffusent également des informations très pratiques à destination de ce public - par exemple, comment s'y prendre pour boire moins d'alcool lors des soirées, sans que cela se remarque... En France, les maisons des adolescents pourraient jouer ce rôle. Seulement voilà, comme l'Inspection générale des affaires sociales l'a bien montré, ces structures s'avèrent, en réalité, très disparates. Certaines se trouvent bien organisées, grâce à des liens forts avec les services de psychiatrie et de pédiatrie, mais ce n'est pas le cas partout. Il manque, là aussi, un pilotage national, aux objectifs clairs, pour garantir une réponse uniforme et de qualité sur tout le territoire. Encore une fois, les moyens existent, mais ils sont mal utilisés.
* Psychiatrie : l'état d'urgence, par Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca. Ed. Fayard, 432 p., 24 €. A paraître le 17 septembre.