Florilège de Poèmes
d'Esther Granek (1927-2016)
Poèmes choisis :
Abri
Absences
Contradictions
Désarroi
Évasion
Le jeu
Saisir l’instant
Toi
Une histoire
Vacances
Abri
Dans les lignes de ta main
Pour me plaire j’y veux voir
Que rien ne nous sépare
Et qu’avons même destin.
Dans les lignes de ta main
Je découvre en cherchant
Les signes bienfaisants
De ce qui me convient.
Dans le creux de ta paume
Où ma main se blottit
Je retrouve mon abri
Doux et calme. Comme un baume.
Absences
Tout proche de l’interlocuteur
et pourtant loin, l’esprit ailleurs,
comme en un voyage m’évadant,
je suis là, présent et absent,
hochant la tête de temps en temps.
Tout proche de l’interlocuteur
et pourtant loin, l’esprit ailleurs,
combien de fois ai-je trahi
quand je semblais, yeux et ouïe,
attentif à mon vis-à-vis ?
Contradictions
Ils cohabitent en moi.
Se battent sans qu’on le voie :
Le passé le présent
Le futur et maintenant
L’illusion et le vrai
Le maussade et le gai
La bêtise la raison
Et les oui et les non
L’amour de ma personne
Les dégoûts qu’elle me donne
Les façades qu’on se fait
Et ce qui derrière est
Et les peurs qu’on avale
Les courages qu’on étale
Les envies de dire zut
Et les besoins de lutte
Et l’humain et la bête
Et le ventre et la tête
Les sens et la vertu
Le caché et le nu
L’aimable et le sévère
Le prude et le vulgaire
Le parleur le taiseux
Le brave et le peureux
Et le fier et le veule…
Pour tout ça je suis seul.
Désarroi
De gaieté en gaieté
J’ai contrefait ma joie
De tristesse en tristesse
J’ai camouflé ma peine
De saison en saison
J’ai galvaudé le temps
De raison en raison
J’ai nié l’évident
De silence en silence
J’ai parlé sans rien dire
De méfiance en méfiance
J’ai douté sans finir
De rancoeur en rancoeur
J’ai brisé l’essentiel
De pensée en pensée
J’ai flétri sans appel
De reproche en reproche
J’ai pétrifié les jours
Et puis de proche en proche
J’ai détruit tout amour…
De pleurs en espérances
J’ai conjuré le sort
De regrets en souffrances
J’ai torturé mon corps
Las…
De nuage en nuage
J’ai construit ma maison
Et d’un seul coup d’orage…
Évasion
Et je serai face à la mer
qui viendra baigner les galets.
Caresses d’eau, de vent et d’air.
Et de lumière. D’immensité.
Et en moi sera le désert.
N’y entrera que ciel léger.
Et je serai face à la mer
qui viendra battre les rochers.
Giflant. Cinglant. Usant la pierre.
Frappant. S’infiltrant. Déchaînée.
Et en moi sera le désert.
N’y entrera ciel tourmenté.
Et je serai face à la mer,
statue de chair et coeur de bois.
Et me ferai désert en moi.
Qu’importera l’heure. Sombre ou claire …
Le jeu
Seize sont blancs. Seize sont noirs.
Alignement d’un face-à-face.
Selon son rang, chacun se place.
En symétrie, de part en part.
Les plus petits sur le devant.
Seize sont noirs. Seize sont blancs.
Huit fois huit cases. Un jeu démarre.
Joutes, et coups bas, et corps à corps,
et durs combats. Ultime effort
pour asséner à ceux d’en face :
“Échec et mat ! le roi est mort !”
Complimenté est le gagnant.
Mais la revanche est dans le sang.
Déjà tout se remet en place.
Et du combat ne reste trace.
Tout aussitôt le jeu reprend.
Seize sont noirs. Seize sont blancs…
N’ayant soixante-quatre cases
ni trente-deux participants,
mais autres nombres et autres temps,
la vie, pourtant, a mêmes bases.
Saisir l’instant
Saisir l’instant tel une fleur
Qu’on insère entre deux feuillets
Et rien n’existe avant après
Dans la suite infinie des heures.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant. S’y réfugier.
Et s’en repaître. En rêver.
À cette épave s’accrocher.
Le mettre à l’éternel présent.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant. Construire un monde.
Se répéter que lui seul compte
Et que le reste est complément.
S’en nourrir inlassablement.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant tel un bouquet
Et de sa fraîcheur s’imprégner.
Et de ses couleurs se gaver.
Ah ! combien riche alors j’étais !
Saisir l’instant.
Saisir l’instant à peine né
Et le bercer comme un enfant.
A quel moment ai-je cessé ?
Pourquoi ne puis-je… ?
Saisir l’instant.
Toi
Toi c’est un mot
Toi c’est une voix
Toi c’est tes yeux et c’est ma joie
Toi c’est si beau
Toi c’est pour moi
Toi c’est bien là et je n’y crois
Toi c’est soleil
Toi c’est printemps
Toi c’est merveille de chaque instant
Toi c’est présent
Toi c’est bonheur
Toi c’est arc-en-ciel dans mon coeur
Toi c’est distant…
Toi c’est changeant…
Toi c’est rêvant et esquivant…
Toi c’est pensant…
Toi c’est taisant…
Toi c’est tristesse qui me prend…
Toi c’est fini.
Fini ? Pourquoi ?
Toi c’est le vide dans mes bras…
Toi c’est mon soleil qui s’en va…
Et moi, je reste, pleurant tout bas.
Une histoire
Et c’est au fil de nos sourires
que se noua le premier fil.
Et c’est au fil de nos désirs
qu’il se multiplia par mille.
Était-ce au fil de mes espoirs
qu’en araignée tu fis ta toile ?
Car c’est au fil de tes départs
qu’au piège je fus l’animal…
alors qu’au fil de ton plaisir
se brisera… le dernier fil.
Vacances
Tiède est le vent
Chaud est le temps
Fraîche est ta peau
Doux, le moment
Blanc est le pain
Bleu est le ciel
Rouge est le vin
D’or est le miel
Odeurs de mer
Embruns, senteurs
Parfums de terre
D’algues, de fleurs
Gai est ton rire
Plaisant ton teint
Bons, les chemins
Pour nous conduire
Lumière sans voile
Jours à chanter
Millions d’étoiles
Nuits à danser
Légers, nos dires
Claires, nos voix
Lourd, le désir
Pesants, nos bras
Tiède est le vent
Chaud est le temps
Fraîche est ta peau
Doux le moment
Doux le moment…
Doux le moment…