Bonsoir,
Je pense que je viens là déposer égoïstement mon sac alors qu'il y a parmi vous beaucoup de gens qui souffrent de toute évidence plus que moi. Je suis donc d'avance un peu gênée mais mon égoïsme est apriori plus grand que ma gêne.
J'ai perdu ma mère le 12 février dernier. Elle est morte d'un cancer du pancréas en 1 mois et demi. Avec l'équipe médicale, il était convenu qu'ils m'appellent s'ils voyaient les signes de sa mort proche. Ils m'ont donc appelée le 12 février à 8h et je suis allée à la clinique pour l'accompagner dans son dernier souffle, comme on dit. A noter que "dernier souffle" est une expression très très très très romanesque comparé à ce qu'est vraiment une dernière respiration.
A 10h15, elle était morte. On m'avait prévenue que voir mourir un proche (et à mon avis même un inconnu) pouvait être traumatisant. Eh bien, on ne m'avait pas menti.
Son visage (et son corps) et ce depuis quelques semaines déjà, était émacié. Elle était jaune (le foie était atteint), on lui voyait les os du visage dont j'ignorais l'existence et elle dormait les yeux ouverts, devenus vitreux et sortis de leurs orbites. Ses jambes étaient comme celles des éléphants, avec totale disparition des chevilles. Ses bras noircis par les seringues et ses lèvres crevassés jusqu'au sang séché, lui aussi devenu noir. Son ventre était devenu une sorte d'énorme marmite gargouillante...Un cauchemar de la voir dans cet état, dans cette souffrance inconsciente ou consciente - je ne sais pas - et de l'entendre respirer comme quand on reprend son souffle après avoir été sous l’eau.
Je n'arrivais plus à la toucher depuis quelques jours. J'avais de plus en plus de mal aussi à regarder son visage. Durant ses derniers jours, quand j’entrais dans sa chambre, je regardais directement ses orteils qui pointaient sous les draps. Eux semblaient ne pas avoir trop changé.
Ce 12 février, quand je suis arrivée dans la chambre, tout était différent. Elle ne semblait plus pouvoir se battre contre la maladie. Elle n’était plus allongée comme une malade mais comme une morte, déjà. J’ai vraiment pris conscience que le cauchemar familial montait alors encore d’un cran. J’ai fortement douté de ma capacité à rester jusqu’au bout, à absorber l’horreur. Elle respirait toujours comme si elle faisait des allers retours entre la surface de l’eau et ses profondeurs. Je faisais, avec le recul, moi aussi des allers retours entre ma chaise et la fenêtre de la pièce. Je veillais bien à ce que la porte de la chambre reste entre ouverte, au cas où il faille que je me mette à courir pour partir très vite d’ici.
Et puis, je me suis calmée et me suis calée sur sa respiration. Me suis assise, la tête vers le sol et j’ai écouté son corps. Je lui ai dit qu’elle n’était pas seule. Que j’étais là parce qu’elle m’avait mise au monde et que je trouvais normal que je l’accompagne dans l’autre monde. Et que mon père et mon fils pensaient très forts à elle. Qu’ils l’aimaient.
Au fil des minutes, sa respiration a changé. Elle s’est ralentie, calmée. Et comme la vie reste drôle jusqu’au bout, une femme de ménage est alors entrée, balai et sceau dans les mains. Je lui ai demandé ce qu’elle allait faire. Elle m’a répondu très naturellement « Bah le ménage ». Si c’est pas une métaphore ça, tiens.
Je lui ai alors dit : « ce n’est pas possible, ma mère est en train de mourir ».
Dans les secondes qui ont suivi, juste le temps que la femme de ménage sorte, la respiration de ma mère s’est arrêtée. Et une respiration qui s’arrête, arrête tout et c’est sidérant. Le ventre ne bouge plus, la cage thoracique ne se gonfle plus et les micros spasmes du corps s’arrêtent net. Et bêtement, on attend que ça reparte.
Ma mère – ou son corps, je ne sais pas – s’est alors mise à tirer la langue trois fois. Comme si elle était assoiffée d’eau…ou d’air. J’ai compris, comme un coup de sabre, qu’avant de mourir elle agonisait. Sa langue était asséchée, craquelée et noire. Toute sa souffrance était racontée là, dans ses longues secondes.
Puis, j’ai osé la regarder franchement pour savoir si son cauchemar – et le mien - était bien fini. J’ai appelé les infirmières. Je me suis effondrée.
Aujourd’hui, j’avais besoin de raconter à des inconnus ses derniers instants et comment je les ai vécus. Peut-être parce que j’ai menti à tout le monde en disant qu’elle n’avait pas souffert. J’ai vendu à ma famille et aux amis de ma mère, une mort apaisée jusque dans son dernier souffle…
Je ne sais pas combien de temps toutes ces images vont rester dans ma tête et s’auto diffuser tous les jours sans aucune de mes autorisations. Je ne sais pas comment on oublie un visage de souffrance pour remettre à la place celui d’une maman vivante.
Je regrette d’avoir entendu son dernier souffle mais je regretterais si je ne l’avais pas fait. La mort est décidément une fatalité pour tout le monde, même pour les vivants.
Depuis, pour me reconnecter au monde des vivants et des bien portants, j’essaie d’édulcorer mon traumatisme en imaginant que la mort est tout simplement une femme de ménage, balai et sceau dans les mains, qui vient juste faire son boulot.
Merci de m'avoir lue.