L’efficacité de la privation de sommeil est prouvée en cas de dépression sévère, et la compréhension de ce phénomène pourrait ouvrir la piste à de nouveaux traitements.
Priver une personne de sommeil est brutal, désagréable et rapidement délétère pour son organisme. Paradoxalement, chez les personnes souffrant de dépression, c’est au contraire un traitement reconnu et très efficace, qui fait l’objet de recherches médicales depuis les années 1960.
Certains en ont déjà fait l’expérience à leur insu. Un avion à prendre à l’aube ou une soirée qui s’éternise, une nuit très écourtée, et les voilà affrontant la journée avec 4 heures de sommeil, épuisés mais vibrant pourtant d’une énergie bizarre, légèrement euphorisante. C’est cette même propriété de la nuit blanche qui est employée pour traiter les déprimés. L’efficacité est spectaculaire pour une maladie contre laquelle il n’est pas rare de manquer d’options thérapeutiques. Mais ce traitement naturel résiste encore à la compréhension du monde médical, qui cherche comment l’optimiser.
Pour faire le point sur les découvertes des dernières années, l’équipe du Pr Philip Gehrman (université de Pennsylvanie) a passé au crible 66 études sur la privation de sommeil en traitement de la dépression, y compris chez les personnes bipolaires.
La méta-analyse publiée dans le Journal of Clinical Psychiatry confirme l’efficacité importante de la privation de sommeil pour réduire les symptômes de la dépression, chez environ un malade sur deux (44 à 50 %). Autre avantage de la méthode: l’effet est immédiat. «Nous y avons parfois recours pour des patients très suicidaires, dont on craint qu’ils ne passent à l’acte dans les heures qui viennent et pour lesquels on a besoin d’une action très rapide», illustre le Pr Emmanuelle Corruble, chef du service de psychiatrie à l’hôpital Bicêtre (APHP).
Un traitement réservé à des cas très spécifiques
«L’effet est spectaculaire, confirme le Dr Pierre Geoffroy, psychiatre et médecin du sommeil (Hôpital Fernand Widal, Paris), expert pour la fondation FondaMental. Après une nuit de privation de sommeil, on peut améliorer une dépression sévère chez un patient mutique, qui ne se levait plus, contre 4 à 6 semaines avec un traitement antidépresseur classique.»
La privation de sommeil peut être totale (le patient ne dort pas du tout) ou partielle (il est réveillé au bout de quelques heures pour éviter l’entrée en sommeil paradoxal) avec une efficacité équivalente, selon la méta-analyse du Pr Gehrman. Simple en apparence, c’est en pratique difficile à mettre en place. «Il faut hospitaliser le patient 36 heures, le surveiller de près et disposer d’infirmières formées car leur rôle est déterminant pour maintenir le patient éveillé», explique le Dr Rémi Bation, psychiatre à l’Hôpital Lyon Sud.
La privation de sommeil est donc réservée à des cas très spécifiques. À l’hôpital psychiatrique du Vinatier à Lyon où le Dr Bation a exercé, ce traitement est proposé à des patients en échec thérapeutique. «Pour eux, l’étape suivante est l’électroconvulsivothérapie, anciennement appelée électrochocs. Mais l’attente pour être pris en charge étant un peu longue, on utilise la privation de sommeil pour les soulager temporairement, en alternant nuits de sommeil et nuits écourtées pendant deux semaines», explique-t-il.
Le revers de l’efficacité spectaculaire de la privation de sommeil est son caractère transitoire, car les bénéfices s’estompent dès que le patient recommence à dormir. «Le problème, c’est qu’on ne sait pas exactement comment ça marche, souligne le Dr Geoffroy. L’une des hypothèses est que la nuit blanche réinitialiserait l’horloge biologique interne du patient, perturbée chez les patients déprimés.»
Un progrès majeur
«Chez les personnes en dépression, certains phénomènes biologiques se manifestent prématurément, comme le pic de cortisol qui stimule l’organisme le matin et l’élévation matinale de la température, détaille le Pr Corruble. Ces patients se réveillent d’ailleurs très tôt avec des symptômes de dépression maximum, comme une forte anxiété.»
Ces pistes de recherche conduisent à tenter de prolonger les bénéfices de la privation de sommeil avec de la luminothérapie (le patient est exposé à une forte lumière le matin). Certaines équipes ont aussi recours à la stimulation cérébrale magnétique ou à l’électroconvulsivothérapie et, bien sûr, aux médicaments antidépresseurs.
Mais les résultats sont encore insatisfaisants et le Graal reste à découvrir. «L’existence d’un traitement antidépresseur efficace rapidement chez 50 % des patients serait un progrès majeur dans la pratique clinique, si nous trouvons des moyens de faire perdurer les effets dans le temps», résume le Pr Philip Gehrman.
http://sante.lefigaro.fr/article/les-etranges-vertus-de-la-nuit-blanche-contre-la-depression/