Bonjour Real,
Je suis moi aussi toute nouvelle sur ce site et peut-être pas la bonne interlocutrice. Je ne sais pas. La mort de votre petite fille Rose est terrible, mais le naufrage de votre femme, une femme que vous aimiez, aussi. Vous avez perdu deux êtres. L’un totalement innocent, votre fille, et l’autre totalement irresponsable, votre femme. Cela fait beaucoup pour un seul homme au même moment. Alors vous vous débattez dans de multiples pensées contradictoires et vous tentez de trouver un « responsable ». Le psychiatre qui déclare après coup qu’elle est schizophrène…et vous vous acharnez à penser que là, est l’idée miracle qui va tout résoudre.
Pourtant, si votre femme avait été en pleine possession de ses émotions et de ses pensées rationnelles, jamais elle n’aurait accompli un tel acte. Et cela, vous le savez aussi, au fond de vous-même. Si je m’adresse à vous et vous réponds, c’est parce que j’ai quelques éléments qui me rapprochent de vous.
J’ai perdu mon fils le 9 novembre dernier, le jour des 90 ans de mon père. Mon fils allait avoir 30 ans (le 24 novembre) et il s’est défenestré. Sans doute me direz-vous, j’ai pu vivre plus de choses avec lui que vous, qui avez perdu votre petite fille de 6 ans… Mais elle ne s’est pas donné la mort, elle l’a subie et vous n’en êtes pas responsable.
Le deuxième point important, c’est que mon fils aîné, toujours en vie (37 ans) est schizophrène. Il a fallu plusieurs années pour que les psychiatres acceptent de le reconnaître comme tel. En revanche, j’avais moi-même cherché à comprendre ce qui se passait en lui et de quelle maladie il souffrait : j’avais donc la réponse qui m’a été confirmée par la suite. Pour lui, dès l’âge de 19 ans, ce fut une descente aux enfers. Et je pourrais vous parler longuement de tous les moments où je l’avais au téléphone et où il me disait : « Maman, ce que je pense, est-ce juste ou non ? Mes souvenirs sont-ils exacts ou pas ? J’entends constamment des voix, je sens des odeurs, je vois des situations… Est-ce que c’est réel ou pas ? » J’ai répondu patiemment à toutes ses interrogations. J’ai essayé de le maintenir dans la réalité, dans le rapport aux autres. Mais progressivement, je me suis retrouvée seule avec quelques proches à garder un vrai contact avec lui. Son père refusait la maladie et le culpabilisait davantage encore, alors qu’il ne savait plus comment survivre. Il a fait maintes rechutes parce qu’il cessait ses traitements. Il les a tous eus. Des plus classiques aux plus nouveaux. Jusqu’au jour où il m’a dit, après 10 ans de galère et un dernier traitement au Leponex : « Maman, j’ai choisi mon monde. J’ai besoin de tout ce que je vis dans ma tête. Sinon, je ne pourrais plus exister. » Mon fils parle tout seul, rit tout seul, se raconte de multiples histoires. Il est tantôt Pape, tantôt Président de la République, tantôt nettoyeur, tantôt pie ou renard, tantôt fils. Car il le demeure et le décès de son frère de 7 ans plus jeune que lui, lui a fait un choc énorme. Il a été capable de me soutenir pendant des mois en m’appelant tous les jours. Il vit à moitié à l’hôpital et à moitié chez lui. Il vient régulièrement nous voir. Nous allons généralement le chercher et nous le raccompagnons. Il prend le train tout seul et se rendra à Noël chez son père (à 900 km). Il n’a jamais été violent ni suicidaire. Mais il a vécu et continue de vivre un enfer. Je me bats avec d’autres depuis des années pour l’ouverture des hôpitaux psychiatriques et la prise en charge d’un suivi dès les premiers symptômes. Nous sommes loin d’avoir résolu les problèmes en France.
Alors, bien sûr, votre situation est différente. Celle de votre femme aussi sans doute. Personnellement, je comprends que les parents de votre femme soient aussi désemparés. Il est normal que votre femme soit enfermée aujourd’hui. Vous n’avez évidemment rien à vous reprocher sur ce point. Je crois en revanche que ni vous, ni les psychiatres, ni les parents de votre femme ne sont responsables de la situation. Ce que vous vivez est de l’ordre de l’accident : l’arbre qui s’abat sur la voiture qui passe. Rien ne vous permettait de prévoir un tel débordement émotionnel chez votre femme, ni surtout que votre petite fille Rose en serait la victime.
Je tiens encore à vous dire une chose : il n’y a pas plus de « passage à l’acte » chez les schizophènes soignés que chez le quidam. Dans la population dite « normale », il y a constamment des débordements et des actes de violence insupportables, inadmissibles. Il y a des gens qui en tuent d’autres sans raison, parce qu’ils ont trop bu, parce qu’ils sont malheureux et se sentent subitement agressés, parce qu’ils font la guerre… Un jeu que les hommes pratiquent beaucoup dans ce monde !
Et encore ceci : après le décès de mon fils par défenestration le 9 novembre 2011, le père de mon mari est décédé (87 ans) le 8 décembre 2011, puis le 29 janvier 2012, mon propre père (90 ans passés) et en juillet 2012, mon mari (photographe et vidéaste) a déclaré un cancer à l’estomac parmi les pires (linite gastrique). Il est en traitement chimiothérapeutique dans un grand centre de cancérologie.
Dans ce centre, il y a un secteur « enfants ». Un grand nombre d’enfants de tous âges sont soignés pour des cancers souvent très graves et dont personne ne sait s’ils s’en sortiront ou non. Pourtant, ils jouent, apprennent, sourient, plaisantent, dessinent. Parmi tous ceux-là, plein vont mourir, d’autres vivront. Certains enfants sont conscients de leur état et tentent de soulager leurs parents, de leur dire que quoi qu’il arrive, tout ira bien pour eux. Imaginez-vous comment aurait réagi votre petite fille Rose, face à la situation que vous vivez ?
Peut-être avait-elle senti des choses chez sa mère, puisqu’elle vous réclamait plutôt qu’elle, mais peut-être aussi qu’elle l’aimait et essayait à sa manière de la comprendre. Les enfants sont un monde d’amour pour leurs parents. Si Rose peut encore communiquer avec vous (je ne suis pas croyante, je préfère le préciser), si vous pouvez penser à elle en la prenant en vous, je crois possible qu’elle n’ait aucune colère envers sa mère, ni la société, ni les psychiatres. Son passage, aussi court ait-il été est sûrement porteur d’une énergie dénuée d’amertume et proche de l’être : de tous les êtres humains (les autres vivants aussi bien sûr). Elle vous dirait certainement, si vous pouviez l’entendre, qu’elle a compris le passage sur terre de chacun d’entre nous et que sa mère, comme vous, n’a pas tiré le bon numéro.
Je ne suis peut-être pas allée dans le bon sens pour vous réconforter et vous aider. Je ne sais pas. On ne sait jamais à l’avance ces choses-là. Mais j’espère néanmoins que notre dialogue se poursuivra.
Courage à vous. Chaleureusement,
Lamama.