http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2017/04/30/revivre-sexuellement-apres-la-perte-de-l-etre-aime_5120180_4497916.htmlArticle sélectionné dans La Matinale du 29/04/2017
Revivre, sexuellement, après la perte de l’être aiméLe sexe après le décès d’un conjoint reste mal vu. Il n’y a pas de « bons » veufs ou veuves, explique Maïa Mazaurette, chroniqueuse pour « Le Monde ».
LE MONDE | 30.04.2017 à 06h39 • Mis à jour le 30.04.2017 à 13h38 | Par Maïa Mazaurette
Que se passe-t-il au lit après la mort d’un conjoint ? Notre culture est sans pitié : à ma gauche, Roméo et Juliette, à ma droite, la Veuve joyeuse. C’est noir ou blanc, tout ou rien, fidélité ou trahison.
On conçoit sans peine les raisons historiques d’une telle castration du veuvage (ne serait-ce qu’à cause du tabou sexuel), certes, mais l’allongement de la durée de vie pose aujourd’hui ces questions de manière plus courante.
Saviez-vous que 50 % des plus de 65 ans sont sexuellement actifs, et 25 % des plus de 75 ans. En Angleterre (Archives of Sexual Behavior, 2015), la moitié des hommes et le tiers des femmes âgés ont encore une activité sexuelle (qui peut être la masturbation).
Ce sont 235 000 personnes qui perdent leur conjoint chaque année, dont 30 000 avant 55 ans – parmi ceux-là, 80 % de femmes. Or, si l’on évoque souvent des risques liés au veuvage, comme la dépression ou l’isolement extrême, on retire systématiquement la sexualité de l’équation. On s’imagine que le conjoint en deuil veut parler de tout, sauf de ça.
Omerta
C’est une erreur. Le New York Times rapportait, en mars, les résultats d’une étude montrant que les trois quarts des femmes âgées, après le décès de leur conjoint, regrettaient (aussi) le sexe. A un âge où il devient difficile de trouver de nouveaux partenaires sexuels, 76 % des femmes aimeraient que leurs amis abordent d’eux-mêmes le sujet.
Pourquoi n’en parlent-elles pas elles-mêmes ? Actuellement, c’est impossible. Parce que nous trouvons la sexualité des seniors absurde, dégoûtante ou amusante, nous occultons la face sexuelle du deuil.
Et pourtant. On pense à apporter des petits plats, on s’enquiert du sommeil, on devrait pouvoir déculpabiliser en douceur la personne en souffrance. Par exemple en demandant si l’intimité lui manque – le flou dans la formule permet d’ignorer ou de saisir la perche. Bien sûr, c’est difficile. Au tabou de l’âge s’ajoutent celui de la mort et celui du sexe – ça commence à faire beaucoup. Mais, si vous voulez soutenir, faites-le jusqu’au bout.
Ce n’est d’ailleurs pas qu’une question d’âge. L’omerta reste de mise dans le cas de décès très prématurés (accidents de la route, maladies, victimes du terrorisme) : personne n’ose aborder le sujet, et pourtant c’en est un.
On mange, on boit… parfois on couche
Chaque personne réagit différemment au deuil : certains perdront tout contact avec leur libido, d’autres, au contraire, réagiront à la soudaineté de la mort par une déferlante d’envie de vivre – par une pulsion dont la brutalité renverse les attentes sociales.
Si les histoires de jambes en l’air en pleines funérailles sont légion, ce n’est pas seulement pour choquer à bon compte, mais parce que ces choses-là arrivent. Faire des enfants (ou s’y décider) dans l’année après le décès de ses parents est courant.
Même lorsqu’on n’est pas soi-même la personne endeuillée, la présence de la mort nous renvoie à notre vulnérabilité fondamentale, à notre peur de mourir, d’être oublié sans rien transmettre : quand vivre paraît urgent, et comme le prouve la gloutonnerie des repas funéraires, on mange, on boit… parfois on couche.
Le retour à la sexualité est rendu d’autant plus problématique que les codes sociaux sont inexistants : dans le flou, ni obéissance ni transgression ne sont possibles.
Sauf croyances religieuses fortes (et concernant plutôt le remariage), on nage en pleine ambiguïté. La chasteté pourrait durer un jour ou toujours et, dans l’imaginaire culturel, c’est « toujours » qui remporte la palme du romantisme.
On aime encore le défunt, on voudrait lui rendre hommage, le respecter au-delà de la tombe, et pourtant on a encore du désir – le corps nous rappelle au vivant, les pires moments nous rappellent aux meilleurs. Même quand on n’a pas le temps. Même entre deux séances de condoléances. Même quand « ça » paraît être le pire moment, le plus embarrassant.
Le droit d’avoir envie de sexe
Désir et douleur semblent incompatibles, mais avancent de pair : tous les silences ne sont pas des timidités. Certains sont des incompréhensions. Peur d’être jugé, doute sur sa santé mentale, refoulement : c’est compliqué.
Les amis doivent anticiper ce blocage, se montrer disponibles, sans chercher à protéger les veufs – de quoi, d’ailleurs ? Il ne s’agit que de sexe, et votre bénédiction est plus utile que vos doutes. Les ex-beaux-parents auront aussi leur rôle à jouer, en donnant (quand ils le pourront) la permission d’un jour refaire sa vie.
En effet, même si des lendemains qui chantent semblent inimaginables, plus de la moitié des veufs et un tiers des veuves seront de nouveau en couple après dix ans (27 % des veufs et 10 % des veuves après deux ans, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 2012).
Si vous affrontez un jour ces marées-là : vous avez le droit d’avoir envie de sexe, même en fin de longue maladie, même très rapidement après le décès… autant que vous avez le droit d’entrer au couvent.
Il n’y a pas de « bons » veufs ou veuves. La douleur n’est pas un concours. La fidélité est hors sujet : une autre histoire a déjà commencé, et, sans vouloir tourner le couteau dans la plaie, vous êtes célibataire – dès la première seconde, une nouvelle vie commence. Vos émotions sont une richesse : toutes, même celles qui paraissent saugrenues ou inacceptables. Votre entourage pardonnera tout (sinon, changez d’entourage).
Recoller les morceaux
Comme le note dans le New York Times l’auteure Carole Brody Fleet, veuve à 40 ans : « Vous pouvez honorer et chérir votre passé, mais personne ne vous demande d’y vivre. »
A quoi répond Joan Didion dans L’Année de la pensée magique : « … vient un moment où nous devons nous défaire de nos morts, les laisser partir, les laisser morts. Les laisser devenir la photo sur la table de chevet. Les laisser devenir le nom sur les comptes de tutelle. Les laisser partir au fil de l’eau. »
Au moment de passer à l’acte, évidemment, rien n’est facile. Accepter le contact d’une nouvelle peau, embrasser de nouvelles lèvres, peut sembler impossible, ridicule, nécessaire, criminel. Vous pouvez sacraliser ou expédier la manœuvre, repartir de zéro ou repartir à cinquante – ce n’est pas grave : l’important est de recoller les morceaux, de trouver une manière de vivre.
Car non seulement vous allez vivre, mais plus vous êtes jeune, plus grandes sont les chances de retrouver quelqu’un. Ce retour à une certaine normalité peut paraître mal engagé : on peut s’imaginer comme des amants de seconde main, des jouets cassés. Mais un bagage n’est pas forcément un embarras, son poids peut renforcer notre équilibre.
Oui, il faudra composer ensemble avec une précédente histoire qui reste suspendue. Mais si vous êtes d’humeur joueuse, vous y trouverez une intéressante forme de polygamie. Il y a la place du mort et la place du vivant, leur cohabitation vous regarde.
Pour celles et ceux qui seront victimes, amis, parents, collègues : il n’y a pas de mauvaise question, même pas la question sexuelle. Le pire est déjà arrivé, on peut parler de tout. Ce sont les silences qui blessent. Après un décès, il y a suffisamment de silence.
Maïa Mazaurette
Journaliste au Monde