Bonjour,
Ce texte est long; que ceux qui auront la patience de me lire jusqu'au bout me pardonnent.
Bonne journée à toutes et à tous
A ma Michelle !
Coupable ? Non coupable ?
Cette question, je me la pose quelquefois et je vais sans doute me la poser de plus en plus souvent à présent, alors qu’il y a maintenant presque dix-huit mois qu’elle n’est plus à mes côtés.
Mais coupable de quoi ? De la trahir, de ne plus l’aimer, de l’oublier, de la faire mourir une seconde fois ? Rien de cela et tout à la fois. Mais surtout coupable de continuer à vivre sans elle, de l’accepter, de le souhaiter même.
Nous nous sommes connus au sortir de l’adolescence et j’ai quitté le cocon familial pour faire ma vie avec elle. C’est effectivement ce qui s’est passé. Nous avons vécu trente-cinq ans, plus d’un tiers de siècle côte à côte, en partageant tout et en finissant par ne plus faire qu’un. Elle était moi, j’étais elle. Fusion. Bien sûr, il nous est arrivé de ne pas être d’accord, de nous chamailler, de nous faire la tête, de ne plus nous adresser la parole même pendant plusieurs jours ; mais c’était finalement pour mieux nous retrouver alors que nous avions oublié même jusqu’au motif de la fâcherie. Nous avons fondé une famille, une vraie, avec trois enfants, deux filles et un garçon que nous avons aimés et élevés. Sans doute tout cela n’a-t-il pas été parfait, mais qui peut y prétendre. Nous avons fait de notre mieux.
Rarement, nous ne nous sommes quittés plus de quelques jours et sans jamais être vraiment séparés l’un de l’autre. S’il m’est arrivé de regarder d’autres femmes, je ne l’ai jamais trahie, jamais trompée ; elle non plus, je le sais.
La vie s’est écoulée ainsi, non pas comme un long fleuve tranquille, mais avec des hauts et des bas, comme dans toutes les familles. Toujours cependant, nous avons formé un couple, un vrai, pas un couple de façade, pour la galerie. Nous étions deux au départ, chacun avec sa personnalité et son caractère (pas toujours faciles les caractères !), mais nous conjuguions nos efforts pour avancer dans la même direction, toujours, comme si nous n’avions été qu’un. Nous n’étions qu’un finalement.
Et puis, la cinquantaine venue, alors que les efforts d’une vie de travail étaient accomplis, que l’éducation des enfants était faite, alors que l’on allait pouvoir penser à entamer une autre vie, plus sereine, plus éloignée des contingences matérielles et familiales, le malheur nous est tombé dessus, comme la foudre, sans que rien ne nous y ait préparés. La maladie, sa maladie, notre maladie. Grave, potentiellement mortelle. Mortelle finalement.
J’ai été sonné ; elle aussitôt a décidé de faire face, avec volonté, détermination et un courage remarquable. Naturellement, sans même y réfléchir, j’ai choisi de l’accompagner dans son combat contre la maladie, qui est aussitôt devenu notre combat. J’ai été auprès d’elle du début à la fin ; je l’ai accompagnée partout, l’ai soutenue sans relâche, masquant parfois le fait que c’était moi qui avait besoin d’être soutenu. Mais c’était elle qui comptait. Jamais je ne lui ai lâché la main et je pense, j’espère, je sais, que ça l’a aidée.
Pendant toutes ces années où je l’ai soutenue, y compris pendant les deux dernières de sa vie, très difficiles, dégradantes, où je pense avoir été encore plus présent, j’ai souffert quand elle souffrait mais j’ai tout fait pour la garder près de moi. Jusqu’à son dernier souffle, j’ai dormi auprès d’elle, dans notre chambre, en épiant sa respiration, en tenant sa main dans la mienne.
Jamais, pendant ce qui fut presque une décennie de souffrance, je ne l’ai trahie, laissée, abandonnée. Jamais non plus je n’ai agit pendant cette période en me posant la moindre question sur les raisons de mon comportement. Jamais je n’ai fait quoi que ce soit par devoir, par espoir de la moindre reconnaissance, pour l’image que je donnais de moi à l’extérieur ou simplement même pour celle que me renvoyait mon miroir. Non, je n’ai agit que naturellement, par amour de celle qui était devenue la moitié de moi-même jusqu’au jour, funeste, où il nous a fallu nous séparer pour toujours.
Quand je l’ai vue une dernière fois dans son cercueil avant qu’elle ne quitte définitivement notre maison, je n’avais aucune idée de la suite, je n’imaginais même pas qu’il puisse y avoir une suite. Je voyais simplement partir devant moi une part de moi-même. La vie, ma vie s’achevait.
Dix-huit mois se sont écoulés depuis. Dix-huit mois de larmes, de déprime, de solitude, bien qu’étant très entouré, par mes enfants d’abord, par quelques amis fidèles ensuite. Dix-huit mois d’un deuil non feint, nécessaire, indispensable pour me retrouver. Aucune concession à la galerie et encore moins aux convenances. Dix-huit mois de souffrance, encore, à aller me recueillir sur sa tombe presque chaque semaine, à pleurer encore, à lui parler, à caresser le marbre froid, sa photo, à lire et à relire ce nom et ces dates sur la pierre, à me dire que ce n’est pas possible, que ce n’est pas elle qui est là-dessous, que ce n’est pas nous qui avons été ainsi engloutis !
Et puis, au bout de tout ce temps, qui malgré tout est passé très vite, comme la vie elle-même, et alors que le deuil est loin d’être fini, vient le temps de se poser d’autres questions, sur l’avenir que jusqu’ici je ne voyais pas, que je n’imaginais même pas. Et avec ces questions, surgit à nouveau, avec acuité, la question de la culpabilité.
Coupable ? Non coupable ? Qui peut juger ? Qui prononce la sentence ?
En fait, il n’y a que trois chemins possibles à mes yeux :
- Le premier, presque idéal, qui me dispenserait de me poser la moindre question et serait sans doute le plus facile, s’il n’y avait un pas décisif à franchir, un pas pour lequel je n’ai pas assez de courage : aller la rejoindre et m’allonger auprès d’elle pour l’éternité. La retrouver enfin, après une séparation de dix-huit mois, la plus longue que nous ayons jamais vécue.
Mais il faut le courage de franchir ce pas et aussi celui aussi d’abandonner nos enfants et de leur infliger un nouveau traumatisme, à eux qui n’ont pas encore accepté le départ de leur mère. Ce n’est donc pas ce chemin là que j’emprunterai.
- Le second, auquel se résignent beaucoup de veuves et de veufs de mon âge, consiste à attendre tranquillement la mort en laissant s’écouler les jours. La vie se résume à se remémorer les souvenirs des jours heureux en se cantonnant socialement au rôle de père et de grand-père. Cette solution présente l’avantage de ne pas mettre en avant le problème de la culpabilité : comment pourrait-on se reprocher à soi même de vivre uniquement dans l’ombre et le souvenir de son défunt en attendant simplement le moment qu’aura choisi le destin pour aller le retrouver ? Malgré ses avantages, ce n’est pas non plus ce chemin que je souhaite suivre. Je ne me sens pas l’âme d’un mort-vivant.
- Le troisième est le moins désagréable peut-être, mais aussi sans doute, le plus semé d’embûches, car la culpabilité, là, est présente à chaque instant. Il ne s’agit pas de refaire sa vie en tirant un trait sur ce qui a été, mais simplement de la poursuivre en acceptant que celle qu’on a aimée ne sera plus là pour nous accompagner sur ce chemin qui reste à faire. Bien sûr, il arrivera sans doute parfois de s’assoir au bord du chemin, sur son balluchon, et de verser des larmes sur le passé. Mais, même si la vie reprend un sens, dans chaque petit bonheur que l’on s’octroie, il y a ce goût amer de trahison, d’oubli, de chacun pour soi qui nous était étranger jusqu’alors; et surtout ce sentiment abjecte de ne pas renoncer à se dire « les vivants avec les vivants, les morts avec les morts ». Alors oui, on se sent coupable d’accepter ce qu’hier on jugeait inacceptable. Coupable simplement de survivre et de vouloir vivre encore, quand on ne peut plus le faire à deux, avec celle qu’on a aimée.