Auteur Sujet: enquête sur les mariages posthumes  (Lu 2316 fois)

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enquête sur les mariages posthumes
« le: 02 octobre 2021 à 10:33:57 »
ENQUÊTE - Chaque année, une cinquantaine de mariages posthumes sont célébrés. Des procédures «exceptionnelles», possibles uniquement sur décret présidentiel.

Ce matin-là, il n’y a eu qu’un seul «oui» dans la petite salle des mariages de la mairie de Gironcourt-sur-Vraine (Vosges). La mariée porte une petite robe noire. Elle s’est maquillée avec soin ; ses mains serrent un bouquet de roses. À ses côtés, une photo a été disposée sur la chaise de velours rouge. L'absence de l'époux est déchirante : au moment de l'échange des vœux, le maire est «rattrapé par l'émotion.» Il jette un coup d'œil à l'image, se fige un instant, se ressaisit à temps. Annick Thomassin, 59 ans, vient de se marier avec Jean-Marie Mottard, décédé deux ans plus tôt.

Longtemps, Jean-Marie a demandé à Annick de l’épouser. Elle refusait : c’était devenu comme un jeu entre eux. Et puis, un jour, au restaurant de l’entreprise où ils travaillaient tous les deux, elle a dit oui, presque sans réfléchir, devant des collègues hilares. «Finalement, je l’avais toujours voulu. Mais je me disais qu’on avait le temps», affirme-t-elle aujourd'hui. Après 25 ans de vie commune, la date du 24 novembre 2018 est bloquée. Mais Jean-Marie est atteint d’un cancer. Il décède huit jours avant la cérémonie. «À l’hôpital, je lui ai promis qu’on se marierait, quoiqu’il arrive», raconte Annick. Il faudra attendre deux ans de démarches et un décret présidentiel pour honorer sa promesse de procéder à un «mariage posthume.» La cérémonie s’est déroulée dans cette douceur qui mêle la tristesse au bonheur. «J’ai finalement pu prendre son nom. C’était un aboutissement essentiel. Je voulais à tout prix achever ce à quoi il tenait tant», poursuit Annick.

Épouser un mort : à ceux qui trouveraient la démarche morbide, les compagnes en deuil répondent qu’il s’agit surtout d’une question de survie. Alexandra S., la veuve du soldat Maxime Blasco, tué au Mali, a déclaré mercredi 29 septembre qu’elle comptait demander un mariage à titre posthume. Une procédure «exceptionnelle» qui n’est possible que sur décret présidentiel. En 2018, le ministère de la justice a recensé 112 demandes, dont 23 ont été rejetées.

À l’origine, le mariage posthume a été rendu possible en 1803 pour les veuves de guerre. Il est entré dans le Code civil en 1959. Cette année-là, la rupture du barrage de Malpasset, près de Fréjus, entraîne la mort de plus de 400 personnes. La légende veut qu’Yvonne de Gaulle ait pris en affection une jeune femme enceinte dont le futur mari figurait parmi les victimes. «Elle risquait de devenir «fille-mère», ce qui était impensable à l’époque. Yvonne est donc intervenue auprès de son mari pour demander un mariage posthume», affirme Isabelle Corpart, maître de conférences émérite à l’université de Haute Alsace et spécialiste du droit des familles. Aujourd’hui, le mariage posthume n’accorde aucun droit particulier sur l’héritage : seul compte la portée symbolique pour la veuve et ses enfants.

Pour obtenir la fameuse autorisation présidentielle, il faut pouvoir attester le consentement «sans équivoque» du mari. «Il ne faut pas seulement prouver le concubinage, mais l’intention de mariage», détaille la notaire Me Véronique Béguin. Alors, de son projet de mariage avec Patrick, Isabelle Vaillant a réuni toutes les preuves. Impôts, photos de vacances, devis du château loué pour l’occasion, ticket de caisse de la robe de mariée, témoignages d’amis et de la famille : sept ans d’histoire et de promesses glissées dans un dossier épais «d'au moins 5 centimètres». «C’est difficile, en pleine période de deuil, de devoir prouver notre histoire et notre amour», souffle-t-elle. Au bout de trois ans de démarche, Isabelle a reçu le fameux décret présidentiel. Elle porte désormais le nom de son mari, et deux alliances à son doigt. «Ce sont des procédures très pesantes. Il faut adresser la demande à la Chancellerie, qui la transmet aux procureurs locaux. Une enquête de gendarmerie est lancée pour vérifier la véracité du dossier, qui remonte de nouveau à Paris, puis, enfin, à l’Élysée», explique Véronique Béguin.

Veuves de la nation

Dans le cas d'une personne morte pour la nation, la procédure est en revanche plus rapide. Le 31 mai 2017, Étienne Cardiles s'est marié avec Xavier Jugelé, le policier assassiné sur les Champs Élysées un mois plus tôt. C’est aussi le cas de Emilie Lassus David, l’épouse de Jonathan, un pompier de Paris décédé dans un incendie en 2018. «J’étais enceinte quand Jonathan est parti. Je tenais à tout prix à ce que mon fils porte le nom de son père, et accède au statut de pupille de la nation», explique-t-elle. Le couple parlait certes de mariage, mais rien n’avait été organisé. Eux s’étaient rencontrés à l’adolescence, se sont séparés puis réconciliés. Mais Jonathan répétait toujours «tu verras, on se mariera !». Quelque temps après son décès, Emilie a trouvé en fouillant ses affaires une bague, dissimulée dans une bouteille de soda. Avec une petite note, les mots que Jonathan s’apprêtait à prononcer : « Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée.» Finalement, à la vie ou à la mort, les voilà mariés.

Et puis, il y a ceux pour qui les démarches n’aboutissent jamais. L’histoire de Marion le Saout et de Nicolas avait bien commencé, de celles où les choses vont vite : des flirts en boîte, des week-ends à l’étranger, un emménagement et un bébé dans la foulée, puis un deuxième, quelques mois après la naissance du premier. Mais le 23 novembre 2018, Nicolas meurt brutalement dans un accident de voiture. «Nous n’avions pas eu le temps de nous marier…», répète Marion, dévastée. Le jeune couple en avait parlé, pourtant, de cette journée qu’ils voulaient «très simple», un simple dîner au restaurant avec la famille et les témoins. Rien d’assez tangible, aux yeux de la justice, pour accorder le mariage posthume. La famille de Nicolas oppose son véto, la demande est rejetée. «Administrativement, je ne suis pas «veuve», je suis «célibataire», soupire Marion. «Officiellement, c’est comme si nos six ans de relation n'avaient pas existé, n’avaient aucune valeur. J’ai besoin de cette reconnaissance.» Et que l'histoire, si triste soit-elle, existe bel et bien et puisse avoir une fin.

Le Figaro
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