Je me lance à mon tour, ces derniers jours sont si lourds, si violents et le silence assourdissant. Je ne sais pas à qui parler, je ne sais pas comment en parler, j’ai l’impression que je gêne, que ma peine dérange, je me sens terriblement seule et je ne sais pas à qui le dire.
J’ai perdu mon compagnon le 10 Juillet, en 3 semaines d’horreur après 6 mois de déni, son corps nous a lâché brutalement. Des métastases partout et cette image monstrueuse du scanner de tes poumons mon amour, qui ne sont plus qu’une tâche blanche de métastases. Ces jours où tu déclines, violemment, où tu me dis des horreurs et je t’engueule parce que tu n’as pas voulu réagir plus tôt, où je te dis que je veux t’épouser et que tu me dis pas maintenant, où je te mens quand tu me dis que tu as peur de mourir en te disant que ce n’est pas pour ce soir. Et ce coup de téléphone de l’hôpital, où j’entends comme ces derniers jours ton cœur qui s’affole, bip-bip-bip, bip-bip-bip, bip-bip-bip, et je sais, je sais que quand j’arriverai à l’hôpital tu seras mort, et j’arrive à l’hôpital et tu es mort. Et je revois en boucle l’interne qui m’accueille, qui me dit que ce n’était pas prudent de conduire, qui me fait assoir dans la salle de réunion du service de réanimation et qui me dit que tu es mort depuis 10 minutes. Je suis arrivée 10 minutes trop tard. Et il ne me regarde pas, et je répète en boucle que ça n’est pas possible, c’est pas possible, c’est pas possible, non. Et il s’en va, il ne sait pas quoi faire de ma peine et l’infirmière qui vient le remplacer joue avec ses ongles, clic-clic-clic. Et j’attends ma sœur, et j’attends nos amis, et j’attends ta famille. Ta mère qui arrive, qui crie que ça n’est pas possible, qui tape du point sur la table, c’est pas possible. Et on nous dit qu’on pourra te voir, et je n’ose pas, deux heures passent, avant d’aller te voir je demande à mon père si tu seras déjà rigide. Et on ne nous dit rien, et je rentre dans ta chambre, tu es rigide, difforme, blanc, ça n’est plus toi, ça n’est même plus ton corps cette chose difforme et froide et l’infirmière me dit que tu as l’air apaisé et je veux lui dire que je m’en fous, que tu es mort, et je m’en fous. Je m’en fous que tu n’aies pas l’air de souffrir maintenant, tu as tellement souffert ces derniers jours, alors je m’en fous, et tu es mort, tu ne seras plus jamais là, je regarde ce corps, je crois que ta poitrine se soulève et tes yeux s’ouvrent mais il ne se passe rien. Je te quitte quelques minutes, je veux te revoir et ma sœur me dit que ça ne sert à rien, que je te reverrai plus tard, plus tard, mais bordel, tu es mort, et je ne te reverrai plus.
Et il faut affronter cette cérémonie, depuis quelques jours je sais, je sais que tu n’es déjà plus là, je l’ai lu dans tes yeux, je l’ai vu dans ton corps, ça n’est plus toi ce presque cadavre à qui je ne sais plus trop quoi dire. Depuis quelques jours je me demande quelle musique je mettrai le jour de ton enterrement. Mais il n’y a pas d’enterrement, tu avais dit à tes parents que tu voulais une crémation, ça me glace le sang. Trois jours avec ton corps, ils ont réussi à te rendre ton visage et tu es si beau, je te regarde encore et encore, j’attends que tu reprennes ton souffle mais ça ne vient pas. Tu reste froid, dur comme la pierre, la couleur de ta peau change tellement vite, j’ai envie de poser ma tête contre toi, mais je ne supporte pas l’odeur, j’ai froid dans cette pièce frigo mais je reste avec toi, je veux veiller sur toi, dans quelques heures, ils brûleront ton corps, ils te feront disparaître le plus vite possible, pour qu’il ne reste rien. Je ne veux pas entrer dans la salle pour la cérémonie, je ne veux pas entendre les discours l’un après l’autre, je ne veux plus lire ton nom sur cet écran qui dit que tu as 28 ans, je ne veux pas que ça soit fini, je ne veux pas attendre qu’on nous fasse entrer dans l’autre salle, je ne veux pas voir leur film, parce que je sais que quand ils zoomeront sur la plaque, quand on verra en gros ton nom, avec la date de ta naissance et celle de ta mort, quand cette image s’éteindra, ils brûleront ton corps comme on brûle un déchet, on te tuera une deuxième fois en te faisant disparaître le plus possible. Et ça y est, on zoome sur la plaque sur ton cercueil, avec cette horrible faute d’orthographe, et l’image s’éteint, et je sais ce qu’ils te font, ce qu’ils font au peu qu’il restait de toi, je sanglote comme une folle. Et il faut faire bonne figure, se retrouver après avec les amis, les collègues, la famille, sans toi depuis trois jours et sans toi pour toujours. Et encore rentrer chez nous, essayer de manger, les entendre encore parler des vacances de mon père au Japon, je n’en peux plus, je n’en peux plus. Et heureusement la psy quelques jours plus tard, heureusement grâce à elle, je demande à tout le monde de partir, de me laisser seule, de me laisser dans le silence sans toi.
Des mois maintenant que je vis dans ce silence, je suis obligée de me protéger. Je ne supporte pas ma famille qui me presse, qui me scrute, qui me dit que si je reste seule je vais devenir folle, qui m’accuse de me victimiser, qui me félicite de ne pas pleurer devant les gens, qui me dit qu’au final si on m’écoutait ce serait moi la plus malheureuse et pas toi. J’ai tout quitté, j’ai recommencé à travailler, il a fallu trois mois pour que j’y arrive, je me suis installée dans cette région où on rêvait de s’installer, où tu regardais les maisons. Deux mois plus tard, j’essaie toujours de me raccrocher à quelque chose. Je n’y arrive pas, je n’arrive pas à travailler, je n’arrive pas à m’intéresser à ce travail qui me faisait rêver. J’essaie de rencontrer du monde, je me suis mise au yoga pour me détendre, mais me détendre me donne envie de pleurer et c’est dur qu’on puisse me voir comme ça. J’ai fait des rencontres, mais j’ai peur de déranger, je suis tellement seule que quand ça sort je ne filtre plus rien et je raconte toute ma vie à des étrangers que je dérange, je le sens bien. Je ne veux plus rencontrer ces gens qui comparent leur divorce à ta perte, toi tu n’auras pas la chance de refaire ta vie sans moi, moi je n’oublierai jamais ce corps qui n’était plus toi. Samedi, je me suis confiée à une fille que je venais de rencontrer et qui m’a dit de faire attention de ne pas raconter ma vie à tout le monde. Hier, j’ai baissé les armes un peu avec cet homme que je viens de rencontrer et avec qui, de façon incroyable après si peu de temps sans toi, je me sens bien. Il a fait ce qu’il a pu pour comprendre, mais on était au resto, et ça le dérangeait, chut, ne parle pas si fort… Et je me suis excusée, il m’a dit que je n’avais pas à m’excuser, mais j’ai bien senti qu’il aurait préféré que je ne parle pas de toi, que je ne lui dise pas à quel point ma famille me faisait souffrir déjà bien avant toi.
Alors aujourd’hui je me sens en décalage, j’ai l’impression d’être en dehors du monde, de regarder le monde qui s’anime et de ne plus en faire partie. Et aujourd’hui je voudrais dire merci à toutes celles et à tous ceux dont j’ai pu lire les histoires ici depuis quelques jours, certains jours c’est moins dur de savoir que je ne traverse pas ça toute seule.