Bonjour Mammj,
J’ai lu un certain nombre de tes messages et je vois que tu es toujours rongée par la culpabilité, celle de n’avoir pas compris assez vite, celle de n’avoir pas fait assez pour éviter le pire. Cet état est celui de toutes les mères dont un enfant s’est suicidé, ce qui est aussi mon cas. C’était l’an passé, le 9 novembre 2011 et mon fils allait avoir 30 ans le 24 du même mois. Il en aurait eu 31 cette année s’il ne s’était pas défenestré. Jamais je n’avais imaginé qu’il puisse se suicider. Je suis restée hébétée en l’apprenant par les gendarmes qui sont venus me l’annoncer. Il a fallu plus de six mois avec maints écrits au procureur de la république pour que j’obtienne les résultats de l’autopsie. J’en espérais des éclaircissements, j’ai simplement eu la preuve qu’il n’avait ni bu ni consommé de drogues, ni de médicaments. Mon fils vivait en colocation et je ne pensais pas qu’il puisse se sentir si seul, si mal. Je l’avais régulièrement au téléphone. Deux jours avant son décès encore… Depuis, je me sens comme toi, totalement déboussolée, vide, amputée d’une partie de moi-même et la douleur ce dernier mois, avec ses deux anniversaires coup sur coup, s’est faite plus insupportable encore. Je me rends compte qu’elle va perdurer longtemps encore…
Pourtant, ce n’est pas de mon fils que je veux te parler, mais de ma belle-sœur, qui s’appelait Muriel et qui s’est suicidée en avalant un coktail de comprimés, chez ses parents, en 2000. J’aimais beaucoup Muriel, mais elle souffrait depuis plusieurs années d’une grave dépression finalement nommée, au bout de quelques temps, « psychose mélancolique ». C’est pourquoi je veux t’en parler.
Muriel avait 45 ans quand elle a décidé de mettre fin à ses jours. Elle avait deux enfants, une fille de 22 ans et un fils de 18 ans. Elle était infirmière en hôpital psychiatrique, comme mon frère (son époux). Il travaillaient ensemble depuis de longues années, dans le même hôpital et leur métier les passionnait. Muriel, par expérience, connaissait très bien sa maladie. Elle était très attachée à ses enfants comme à son mari. Pendant les dix dernières années de sa vie, elle a tout fait pour se soigner. Outre les médicaments, elle a par deux fois effectué des cures de sysmothérapie (anciens électrochocs). La première fois, cela l’a soulagée au point qu’elle a pu reprendre son travail. Mi-temps thérapeutique au début, puis plein temps. Mais deux ans plus tard, elle a rechuté. Elle a recommencé le même traitement dont les effets positifs ont duré un an cette fois. Puis elle a encore rechuté. Mon frère connaissait aussi parfaitement sa maladie et ils étaient entourés de personnes compétentes. Ils étaient aussi épaulés sur le plan affectif par la présence de leurs enfants auxquels ils expliquaient les problèmes rencontrés, et celle de mes parents qui habitaient la maison voisine et dont l’attention était indéfectible. Ceux de Muriel vivaient en région parisienne, mais la mère de Muriel venait souvent la voir et voir ses petits-enfants. Ils avaient de nombreux amis, dont certains d’enfance, qui les soutenaient dans leur calvaire quotidien, amis que mon frère a d’ailleurs conservés après le décès de Muriel. Pourtant, un lent glissement s’est opéré et au fil des années, elle sombrait. Comme ta fille, Mammj, Muriel pensait qu’elle était un poids pour son environnement, pour son mari comme pour ses enfants. Et de fait, la dépression profonde est très lourde à vivre au quotidien. Muriel a fait deux ou trois tentatives de suicide avant de parvenir à mettre fin à ses jours. Une fois, c’est mon frère qui l’a trouvée… Une autre fois, son fils qui avait 14 ans à l’époque et une autre encore, mes parents, alors qu’elle avait pris des médicaments et s’était couchée dans sa baignoire pleine.
Bref, au cours de ces dix dernières années, elle a vécu un enfer et les autres autour, l’ont partagé, avec l’angoisse au ventre et un sentiment d’impuissance terrible. Voyant qu’elle ne parvenait ni à se sortir de la maladie, ni à se tuer, elle a prétexté l’envie d’aller faire un tour à Paris voir ses parents. Elle connaissait leurs horaires et s’est débrouillée pour aller leur dire bonsoir vers minuit, juste avant de prendre le coktail qu’elle s’était préparée. Quand tout le monde a été couché, elle s’est endormie dans un fauteuil, devant la télévision du haut. Quand sa mère inquiète de ne pas la voir au petit déjeuner est montée pour la réveiller, Muriel respirait encore, mais très lentement. Les secours sont arrivés dans les minutes qui ont suivi, mais personne n’a réussi à la ranimer. Elle s’est suicidée à la date anniversaire du décès de sa meilleure amie, disparue l’année précédente, suite à une maladie fulgurante et très rare. Elle avait laissé un mot en disant de ne pas la regretter qu’elle serait de toute manière plus heureuse morte que morte-vivante comme elle se ressentait chaque jour, sans espoir de voir sa souffrance allégée. Elle disait aussi qu’elle les aimait et qu’il ne fallait pas lui en vouloir. Que sa disparition permettrait à chacun de ses enfants, comme à son mari, de renouer avec une vie normale et que peu à peu, ils comprendraient son geste.
Tu vois, Mammj, je crois que la situation de ta fille, même si elle était plus jeune et même si elle comprenait moins bien qu’elle ce qui lui arrivait, était probablement proche de celle de Muriel. Tu n’aurais rien pu faire de mieux… Tu n’aurais pas pu lui ôter sa souffrance. Il me semble, même si son absence t’est insupportable, que de savoir qu’elle ne souffre plus et que sa mort a été pour elle une délivrance, doit te réconforter.
Muriel est allée mourir chez ses parents pour épargner à ses enfants et à son mari, le fait de découvrir son corps sans vie ou en toute fin de vie. Pour la mère de Muriel, le choc a été terrible, d’autant qu’elle avait déjà perdu un fils vingt ans plus tôt, décédé d’un coup de couteau en plein cœur dans une rixe où il avait simplement voulu défendre une amie. Lors de l’enterrement de Muriel, sa mère s’est évanouie de douleur. Sur ses trois enfants, il ne lui restait plus qu’une fille, la plus jeune.
Je ne sais pas si ce que je viens de te raconter te sera d’un grand secours. Nous sommes seules face à notre douleur de mère, mais peut-être néanmoins que cela t’aidera à moins culpabiliser, à ne plus croire que tu portes une quelconque responsabilité dans la mort de ta fille Cath. Je suis certaine qu’elle aimerait te voir réagir positivement.
Quant aux relations difficiles avec tes petits-enfants que leur père semble garder jalousement, je pense aussi qu’elles s’amélioreront au fil du temps, quand tu pourras toi-même faire face à ta douleur et te rendre plus disponible aux autres, d’une façon qui deviendra « naturelle » et non forcée. Ton angoisse doit forcément rejaillir sur eux d’où la réaction du père qui cherche à les protéger. Et puis, dans des cas comme celui-ci, il faut toujours se méfier de nous-mêmes, nous avons tendance pour soulager notre propre culpabilité à trouver des boucs émissaires, comme le conjoint ou la belle famille. D’où des questions que l’on pose et qui peuvent parfois semer le doute dans les esprits. Pour tes petits-enfants, la disparition de leur mère est une horreur toute aussi grande. Ils doivent également ressentir de la culpabilité qu’ils risquent de traîner toute leur vie si on ne les aide pas à comprendre qu’ils n’y sont pour rien : celle de ne pas avoir su se faire aimer suffisamment de leur mère pour qu’elle ne passe pas à l’acte ! Ma nièce et mon neveu ont mis des années à surmonter cette idée…et les psychothérapies qu’ils ont suivies les y ont bien aidés.
Tout se dénouera avec le temps et quelques efforts. Un peu de patience et tu pourras vivre de belles choses avec tes petits-enfants. Courage et amitié. Lamama