Je me suis trouvée monstrueuse, moi aussi. J'ai même dit aux policiers que je l'avais tué, qu'ils devaient m'incarcérer
Et puis, petit à petit, je me suis rendue compte qu'il m'avait écartée de son chemin, avant même de commettre l'irréparable. Tu l'as dit, ils étaient seuls face à eux-mêmes, enfermés dans leur désespoir.
Et puis concrètement, oui, ils nous laissent seuls, ils nous abandonnent à leur tour. On a le droit d'être en colère contre eux pour cette raison.
Il auraient pu tenter d'arranger la situation au lieu de fuir, si le seul problème avait été le couple. Mais était-ce le cas ?
Toi et moi savons que non, c'est pour ça qu'on ne leur en veut pas, ou très peu, alors que leur geste est d'une violence inouïe.
Comment des personnes aussi bonnes en arrivent-elles à de telles extrémités ?
Parce qu'ils sont à un moment (parfois de façon récurrente) débordés par des idées morbides, et ce qui n'était au départ qu'une vague idée devient, au fur et à mesure, la seule solution. Tu vois, il en faut, du temps, pour que ce cheminement arrive à son terme fatal. Pas une semaine, ni un mois.
De plus quand une personne en arrive à planifier son suicide, il est fréquent qu'elle ne montre rien, pour éviter qu'on l'en empêche. Logique paradoxale, mais logique quand même. C'est un moment où la personne suicidaire est très calme.
Elle sait ce qu'elle va faire, même si tout peut encore basculer. C'est peut-être pour ça que Ludo ne t'a rien montré.
Avant le passage à l'acte, les personnes suicidaires se coupent des autres, elles entretiennent un lien de surface. C'est le rétrécissement narcissique, elles se replient sur elles-mêmes pour échapper à la douleur.
Une vraie discussion n'est plus possible.
En gros, elles sont déjà parties psychiquement, avant de disparaître physiquement.
Si Ludo ne t'a pas permis de l'aider, c'est sans doute parce qu'il avait déjà ressenti ce désespoir profond auparavant.
Très probablement, il savait que le problème venait de lui.
Ils sont assez lucides pour se rendre compte qu'ils ont un problème, mais pas assez pour imaginer qu'il peut y avoir une solution moins radicale.
Nos hommes ont trop souffert, d'une façon qu'on peut un peu imaginer, maintenant. Ils étaient écorchés vifs et en même temps ils déployaient beaucoup d'énergie à ne pas le montrer.
C'est très très dur, je suis d'accord avec toi. J'arrive à porter un masque quand c'est nécessaire, mais je me sens profondément détruite.
Difficile d'en parler dans la vraie vie, car peu de gens peuvent comprendre, et même eux se lassent.
C'est pourquoi en parler ici, même si effectivement, ce n'est pas facile, peut nous aider.
Bruno et Ludo étaient des personnes hors normes, et ils ont rencontré des personnes comme nous, tout à fait ordinaires et incapables de concevoir que la perte de l'objet d'amour peut entraîner la mort.
Ils étaient persuadés de ne pas mériter d'être aimés, et nous leur avons prouvé le contraire.
Et si on se disait qu'on leur a offert l'amour dont ils avaient besoin, et qu'on les a rendu heureux ?
Et si on se disait que nous étions tout pour eux, mais que nous avons nos limites ?
Que nous ne pouvons pas tout réparer ?
La douleur sera toujours là, il ne faut pas se leurrer. Elle nous accompagnera jusqu'à notre dernier souffle.
On peut juste l'apprivoiser, l'empêcher de mordre et d'aboyer si fort qu'on ne voit plus qu'elle.
Ne pas leur en vouloir et ne pas s'en vouloir, c'est primordial.
Je t'embrasse très fort.