Un texte retrouvé.. que je vous partage...
Quand la mort frappe des couples jeunes
Par Lucile Quillet | Le 26 juin 2014 figaro madame)
Ils ont perdu leur mari, leur femme, leur moitié à moins de 45 ans et tout s’est soudainement arrêté. Leur bonheur, leur vie, leurs projets. Seuls mais pas divorcés, sans motif de rupture ni aucune raison d’oublier l’autre, ils errent quelques mois, parfois des années avant de pouvoir imaginer continuer sans le conjoint décédé. En France, ils seraient 470 000 veufs précoces, dont 80% de femmes mais leur situation est passée sous silence.
Bruno se rappelle du jour où l'hôpital l'a appelé. « Dehors, le soleil brille, tout est normal. Celle qui fut ma femme plus de la moitié de ma vie n’est plus. Mon fils est orphelin mais ne le sait pas encore, il est au lycée. Le cancer a gagné ». Les jours passent, le décor est le même mais tout est différent. « Après la journée de travail, c’est l’errance. Je n’ai plus envie de rentrer chez moi, parce qu’elle n’est plus là et que tout rappelle sa présence, tout est comme la semaine d’avant mais rien ne sera plus jamais pareil », constate Bruno, désormais seul avec son fils. Comme Françoise, Yann et Mireille, il a accepté de se confier à Didier Dematons pour son documentaire Seuls, du jour au lendemain, consacré au veuvage précoce.
Près de 470 000 personnes de moins de 55 ans ont été frappés par la mort anachronique de leur conjoint en France selon une enquête de l'Erfi (Étude des relations familiales et intergénérationnelles). 80 % d’entre eux sont des femmes. Accident de voiture, arrêt cardiaque, souvent le conjoint « survivant » n’a rien vu venir et n’a pas pu se préparer. « À cet âge, on a l’impression qu’on est préservé de la mort. Les veufs sont comme sidérés », explique Laïdye Riello, accueillante à l’association Dialogue et Solidarité qui apporte écoute et soutien aux veufs.
Les femmes ne peuvent pas lâcher leur mari comme ça, d’un coup
À la différence des veufs âgés qui ont des enfants auxquels se raccrocher et parfois un patrimoine, les veufs précoces « essaient de se mettre dans un projet personnel mais n’y arrivent pas car les projets se construisaient toujours à deux », explique Laïdye Riello. Pour Yann, devoir penser au singulier le renvoyait à l’injustice qui avait frappé son compagnon, mort dans un accident de planeur. Frappé du syndrome du survivant, ce trentenaire un peu artiste avait honte d’exister. « Les trois premiers mois, j'étais dans un état de petite folie. Il faut attendre des mois pour redevenir quelqu’un. » Bizarremment, c'est l'idée du suicide qui fait tenir Yann. « On se dit qu'on passe à l'acte cette nuit et, du coup, on arrive à vivre sa journée. »
Tous seuls après cette vie forgée pour et à deux, les veufs poursuivent un simulacre de vie en couple avec le mort en allant au cimetière tous les jours, lui parlant à haute voix, pensant à lui tout le temps. Lors de son déménagement, Françoise, jolie brune pétillante de 40 ans, imagine son compagnon et père de ses deux enfants derrière la porte. « Je sais très bien qu’il est mort. Mais au fond de moi il y a tout de même une idée de retrouvailles. Tout à la fois ridicule et douloureuse. » Mireille, elle, allume deux bougies chaque soir pour symboliser le couple qu'elle allait officialiser avec son compagnon. Elle continue de se faire belle « pour qu'il n'ai pas honte » d'elle. Pour Laïdye Riello, cette fausse vie de couple permet d'estomper la douleur. « Au début, il y a une telle impossibilité de se séparer qu’on s’accroche au statut de veuf. Les femmes ne peuvent pas lâcher leur mari comme ça, d’un coup. »
Pour l'entourage, le sujet est tabou
Près de 1800 personnes viennent ainsi frapper à la porte de l’association Dialogue et Solidarité chaque année. Pour vérifier qu’elles ne sont pas folles et comprendre cette souffrance de chaque seconde. Car les pièges sont nombreux dans cette solitude extrême. À force de vivre avec un mort, on le fantasme sous son meilleur jour. Le décès a figé le bonheur comme une référence qui emprisonne le conjoint survivant dans un mirage fantasmé. « Certains tiennent à leur image de veuf pour être protégés. Mais on ne se reconstruit pas vraiment, on idéalise le passé, en faisant du conjoint une icône », atteste le réalisateur du documentaire Seuls, du jour au lendemain, Didier Dematons. Le deuil devient un mode de vie qui prolonge l’existence du défunt.
L’idéalisation du conjoint décédé est un passage obligé
Pour sortir de cet isolement macabre, l’association Dialogue et Solidarité aide les veufs à parler, partager, d’abord en entretien individuel puis en groupe de travail. « L’idéalisation du conjoint décédé est un passage obligé mais ensuite, on réalise que c'est aussi un enfermement. Sortir du deuil, c’est ne pas rester avec la personne morte. Le détachement affectif se fait à travers la mise en mots pour prendre de la distance, explique Laïdye Riello. Cela peut prendre six mois comme six ans. Il n’y a pas de temporalité propre au veuvage. »
Mais cela, l’entourage ne le sait pas. Ceux qui étaient pris de compassion au départ se lassent lorsque la peine devient une ritournelle. Après un an en général, les proches vont rappeler le jeune veuf à l’ordre : il faut passer à autre chose, aller mieux et refaire sa vie. Ces remarques bienveillantes sont teintées d’une certaine angoisse. « C’est très mortifère de voir une personne de 40 ans ne pas arriver à refaire sa vie. L’entourage peut s’éloigner au bout d’un moment, comme par peur d’une contamination », analyse Laïdye Riello. Au bout d’un moment, en éludant le sujet pour ne pas raviver la douleur, les proches isolent le conjoint restant. « Les gens évitent d’en parler par peur de rappeler la chose aux veufs alors qu’ils n’ont que ça en tête. Les quatre témoins que j’ai filmés étaient très contents d’en parler », explique Didier Dematons qui a voulu faire ce film pour casser un tabou.
Le concubin, à peine reconnu comme veuf
L’autre particularité des veufs précoces est qu’ils ne sont pas toujours considérés comme veufs. À l’époque où de nombreux couples ne se marient pas, la perte du concubin est moins considérée que celle du mari ou de l'épouse. Dans Seuls, du jour au lendemain, Yann confiait la double peine d’être un « veuf gay ». « Comme si, parce que nous étions homosexuels, cela avait moins de valeur. » Même les psys n'ont pas cette délicatesse. Françoise se souvient du psychiatre qui avait répondu que son deuil était « presque un veuvage » quand elle lui disait qu'elle n'était pas mariée avec le père de ses deux enfants. « J'ai eu envie de le buter ». Le droit français n’échappe pas à cette méprise : en France, près de 42 % des personnes ayant perdu leur conjoint avant 55 ans ne sont pas considérés comme veuf par l’état civil. « En terme d’assurance et de sécurité financière, les concubins n’ont droit à presque rien, sauf à un héritage taxé à 60 %, explique Magali Montu de Dialogue et Solidarité. Comme si vous étiez un étranger ».
40 % des veufs précoces refont leur vie après
Françoise a alors tenu à clamer qu’elle était veuve à tout bout de champ pour ne pas être assimilée à une femme séparée, divorcée ou célibataire. Une fois l’histoire clarifiée, reste à la continuer en se réinventant, parfois avec quelqu’un d’autre. Près de 40 % des veufs précoces renouent une vie de couple. Mais la nouvelle relation n’est pas épargnée par les fantômes. Tout dépend des raisons qui l’ont motivée. Certains recherchent un conjoint pansement ou la copie conforme de l’être perdu. « Quand le détachement ne s’est pas totalement fait, le veuf a tendance à comparer ou à culpabiliser, comme s’il était infidèle. » Comme s’ils tuaient une deuxième fois le défunt en le quittant sans qu’il l’ait mérité. Parfois ce sont les nouveaux conjoints qui appellent Dialogue et Solidarité pour savoir comment se comporter face à la douleur persistante ou à un défunt qui aura toujours plus d’importance qu'eux.
Plutôt que de trouver un remplaçant trop vite, chacun a sa méthode pour grapiller des morceaux de bonheur individuel. Bruno a accepté avec philosophie que « dans cette histoire-là, on ne peut plus rien écrire ». Il a changé les meubles pour ne plus revoir sa femme attablée tous les soirs avec lui et son fils, et ainsi créer de nouvelles habitudes. Yann s’est réfugié dans la musique, Françoise a créé un blog sur le veuvage, pour extérioriser sa peine, non sans humour. Mireille s’est réfugiée dans la spiritualité. Aujourd’hui, cette dernière a déménagé et vit avec une nouvelle personne. « Mon expérience est une expérience riche, elle m’a forgée différemment, explique-t-elle. C’est une chance de pouvoir comprendre un certain nombre de choses qu’on n’avait pas vues avant car on n’avait pas la sensibilité pour. Aujourd’hui, je sais que si la tristesse est un état, le bonheur est une volonté. »