J’ai le cœur lourd et la tête pleine. Mes pas, pesants, font trembler le goudron sale de la route. Ma démarche atypique attire les regards des passants et, lorsque que leur regard se porte sur mon visage après m’avoir longuement examiner, ils remarquent tous ce même détail. Mon corps qui avance parmi la foule et qui, pourtant, semble avancer à contre sens. Ils ont tous ce tressaillement pareil à celui qu’on ressent lorsque le souffle glacé de l’hiver nous surprend le matin. C’est donc ce que je suis : un vent froid et invincible qui frappe et qui bouleverse. C’est alors que leurs mains se glacent et que leurs front se plissent, des questions plus ou moins indiscrètes viennent à leur esprit. Après la répulsion, ils sont attirés vers ce phénomène, comme des simples humains curieux qui cherchent à démystifier ce qu’ils ne connaissent pas. Ils veulent savoir, connaître mon histoire et mes épreuves.
Mais moi j’avance toujours, en essayant tant bien que mal d’écarter les mauvaises pensées, luttant sans cesse contre mon corps qui s’écroulerait de fatigue et de tristesse. Parfois il m’arrive de songer, dans ce combat constant envers moi même, que je pourrais lâcher tout simplement. Laisser mes poumons reprendre de l’air et mon esprit se relâcher. Je rêve de pouvoir tomber et ne plus me relever; de m’allonger et expulser tout ce que ma raison réprime, tout ce que j’écarte en me brisant jour après jour.
Mais cette pensée intérieur, qui atténue la frustration de mon être, ne sert qu’à tromper mes jambes pour qu’elles continuent à me porter. Jusqu’à quand d’ailleurs...
En est t’il que ces gens qui s’arrêtent, frémissants et les membres pris d’un frisson glacé, attirent parfois par hasard mon attention. Lorsque nos regards se croise, moi, je ne fais que remarquer leur saisissement. Je ne vois plus la différence de silhouette , des yeux, des cheveux. Je ne vois plus que des silhouettes mouvantes et sans particularité, des passants sans intérêt nutritifs pour mon corps usé. Cependant, eux, dans leur surprise de ce regard, sont pétrifiés par ce qu’ils y trouve. En un coup d’œil, ils obtiennent leur réponse, l’évidence de la vie. Ou plutôt son absence. Ce qu’ils voient, ce sont mes yeux vides et perdus, ma bouche inanimée, la machine ébranlée qui ne fait qu’actionner les fonctions humaines, qui contrôle une marionette vidée de son âme. Ils sont paralyser surtout par ce qu’ils ne trouveront plus jamais en moi, une lueur de chaleur et d’espoir, un brin de clarté dans un monde si sombre.
La seconde où les destins se croisent, celui du passant et du mien, plus aucune parole n’est nécessaire. Aucun mot ne peux transmettre ce qu’il faut déduire à travers les lignes. En regardant mon visage, ils lisent sans avoir besoin d’encre ce que signifie le mot malheur, ce qu’humainement représente la souffrance. À travers mon inexpression, ils devinent l’usure de mon âme, le vide qui prétend remplacer l’espoir.
Il n’y a plus d’autre voie possible, les passants me voient continuer à marcher, avec ma démarche qui témoigne de ma déchirure interne. Ils savent désormais; la vie n’a plus rien à m’apporter, certaines plaies ne peuvent pas être panser. Ils entendent la machine se rouiller, dans un dernier élan vers la tombe. Et ils ne m’empêcheront jamais, dans cette morbide marche. Parce que dans un instant de folie glaciale, ils me comprennent. Plus d’aide, plus de paroles, plus de promesses, plus d’illusion, rien c’est rien.
Et j’avance attiré par la mort, sous les yeux atterrés des passants, vers la seule destinée qui n’est pas brouillée. L’ultime solution de la délivrance.
Et j’accélère prise de cette idée morbide, plutôt aller nul part avec elle que n’importe ou ailleurs sans elle.
La vérité explose en moi, l’onde se répand autour. La douleur est si forte, je cours toujours et toujours cherchant maintenant la première occasion. Les pas sonne en moi comme un creux. En réalité je suis déjà envoler, plus qu’un souffle et je disparaît définitivement.
Il est maintenant l’heure de faire son testament, le plus secret mais le plus important. Une dernière doléance, une dernière pensée avant le dernier soupir. Je dédie cette hommage à la seule qui m’habite jour et nuit. La seule qui fait de ma vie une impossible recherche. Marie, ma chérie je revois ton image en fermant les yeux une dernière fois. J’ai ralenti, je me suis presque arrêtée, et je respire encore. Je n’entends plus mon cœur qui a été remplacé il y a longtemps par des hypocrites. Cette absence finale conforte que ma fin est arrivée, à quoi bon lutter quand on n’en a pas envie. Toujours les yeux fermés je m’approche du bord. Et j’écoute une dernière fois le murmure de la ville, l’eau a mes pieds qui emporte tout dans son courant. Et je ressens la sérénité, la paix des derniers instants de souffrance avant la délivrance. J’ai trouvé le soulagement devant la mort, et croyez moi chers passants, vous avez fait le bon choix. Je saute.