Tu sais mon amour, aujourd’hui ça ne va pas. Ça ne va pas. Et je sais qu’il y avait un jour avant celui-ci, et que demain, le soleil se lèvera et qu’il y en aura un autre. Je sais que ce que je ressens maintenant n’est pas figé. Je te fais confiance pour le comprendre aussi. Mais j’ai besoin de te dire ce que j’ai sur le cœur.
Je suis en colère. Je suis en colère parce que je me sens abandonnée. Parce qu’à côté de l’amour et de la gratitude infinie que j’éprouve à ton encontre, il y a aussi une blessure, celle de t’avoir parfois trouvé égoïste. Parce que ta mort a été à l’image de ta vie et de notre relation. Un coup de théâtre. Pas une mise en scène non. Pas un coup de théâtre dans le sens d’une comédie, d’un mensonge orchestré. Je te savais et je te sais toujours entier, sincère, authentique comme personne. Mais un coup de théâtre dans le sens d’un excès, d’une folie, d’une bourrasque impétueuse qui balaye tout sur son passage. Tu ne pouvais pas supporter de rater la moindre miette de vie. Tu voulais tout vivre, tout ressentir, tout exprimer, tout le temps, tout de suite… Comme un enfant : avec sa beauté, sa candeur, mais aussi ses caprices. Et peu importe les conséquences. Tu voulais pouvoir te mettre en colère, rire aux éclats, parler fort n’importe où n’importe quand, profiter de chaque instant… sans te préoccuper des conventions, des « on dit », des jugements... Toujours en quête de buts grands et nobles : de justice, d’amour, de vérité… Tu traversais la vie avec sincérité, authenticité, courage… et en même temps avec impétuosité, irrévérence, insolence… Tu attirais, tu repoussais. On t’admirait, tu agaçais. Le philosophe de la caverne de Platon, c’était toi. Le poète incompris, c’était toi.
Et moi, j’étais quoi là-dedans ? Je suis quoi ?!! Celle qui tentait d’amortir les chocs pour que tu ne te fasses pas trop mal, celle qui était là pour arrondir les angles, celle qui était là pour assouvir ton besoin d’aimer et d’être aimé, de déverser ce besoin excessif, incompressible de tout donner, tout le temps, sans tenir compte de la capacité de l’autre à recevoir ? Celle qui faisait office de médiateur lorsque tes humeurs creusaient un fossé entre toi et le reste du monde ? Celle qui se faisait molle, flexible, arrangeante, quitte à se faire mal, pour éviter que tout explose sans arrêt ? Le petit astéroïde terne qui a eu la chance de pouvoir graviter autour d’un astre éclatant ? Je suis quoi moi ? Un personnage secondaire dans l’épopée tragique d’un héros ? Condamnée à renouer avec la banalité, avec la normalité, avec les conventions, condamnée à ne « pas faire de vagues », à sourire timidement, à s’excuser, à rassurer, « non, non, je ne veux pas déranger », « ça va, je vous assure… »… Parce que oui, face à ceux qui osent tout, qui n’ont pas de limites, il faut bien des gens sans saveur qui s’écrasent pour éviter le cataclysme…
Alors, ça me travaille, ça me torture. Est-ce que tu m’aurais aimé autant si je m’étais affirmée davantage ? Si j’avais répondu en miroir à ton tempérament ? Je l’ai fait parfois. J’ai réveillé ma fougue pour tendre à un plus grand équilibre et j’ai bien vu tous les efforts que tu as fait toi aussi pour agir avec plus de retenue, de tact… Nous étions en chemin, je le sais. Et ce qui nous poussait à avancer, à changer, c’était l’amour, je sais. Mais ta mort me laisse ce goût affreux d’inachevé. Cette frustration. Et j’ai besoin de la laisser éclater aujourd’hui.
Alors oui, ce soir, je rage. Je rage d’endosser une ultime fois le rôle dans lequel tu m’as mis si souvent. Celui de composer avec ce que tu m’imposes. Celui de ramasser les morceaux après l’explosion. Celui de me démerder, de gérer les conséquences après les coups d’éclat. Et je crois t’entendre me dire que tout comme toi, j’ai été et je suis libre de faire ce que je veux, d’accepter ou non les cadeaux qu’on me fait, de prendre ou non les choses personnellement, de tenir compte ou non des normes et des dictats. Je crois t’entendre me dire que je suis libre, que tu ne m’imposes rien. Moi j’ai besoin de te dire que cette liberté, sous cette forme-là, s’il est peut-être possible de s’en saisir je m’en méfie parce qu’elle est forcément un peu égoïste. Moi aussi j’étais et je suis libre. Je sais que j’ai choisi. Je n’ai pas de regrets. Aucun, Mais le seul choix que j’ai fait, c’est celui de continuer à t’aimer, toujours. De rester, de me battre pour que ça marche entre nous, en prenant sur moi. Tu m’as tellement apporté, tu m’as tellement aimé, mais j’ai besoin que tu saches tout ça aussi. De te dire ma blessure. Ma blessure que je t’ai déjà montrée auparavant sans que je sois sure que tu l’ais réellement vue pour ce qu’elle est.
Et j’ai besoin aussi de me mettre à nu ici, publiquement et en même temps anonymement, dans ce lieu virtuel et impersonnel où je sais que je serai lue, comprise ou non, mais sans les conséquences qu’engendrent les confessions auprès des proches. J’assouvis ainsi ce besoin impulsif (car je peux l’être aussi, et je sais que tu le savais) de hurler mes émotions sur la place publique. C’est comme une catharsis. C’est ce dont j’ai besoin là maintenant. Pour ne pas disparaitre. Pour ne pas devenir réellement cet astéroïde gris et mort qui dérive dans l’espace après l’explosion d’une étoile…
P.S : Nos engueulades me manquent. Autour de moi, tout est tellement lisse, contenu, polissé… Tu m’énerves. Je t’aime.