Mon deuil est tout récent mais pas moins traumatisant que tout ce que je peux lire ici... le 5 juillet mon compagnon est allé se jeter de la falaise d'Etretat. Il était malade depuis 2 mois (léger emphysème...) et a développé une terreur de la maladie et de la diminution physique que nous avons, moi la première, son généraliste, ses proches largement sous-évaluée.
Il s'était fait prescrire une kyrielle d'examens, tout était normal. Il y avait une angoisse ancienne de la diminution physique (son père est resté invalide 7 ans, placé en maison spécialisée après un AVC, privé de parole... il a été incapable d'aller le voir, et défendait son droit à l'aider à "partir"... il m'en avait aussi parlé pour lui-même, disant qu'il ne supporterait pas le handicap, les médicaments... j'avais, nous, avions minimisé ces propos), angoisse doublée d'un fond dépressif ancien.
Nous devions partir en vacances 10 jours plus tard, dans un lieu que nous aimions beaucoup, où nous retrouvions des amis, des copains, beaucoup de musiciens (nous sommes musiciens tous les 2 et avions travaillé un énorme répertoire... dont je me sens amputée depuis son départ : impossible de jouer, impossible d'écouter, toute musique me renvoie à lui).
La violence du choc a été terrible car j'ai reçu un message d'adieu au moment où il était déjà dans le train, sans précision sur sa situation géographique. J'ai alerté la police, qui l'a géolocalisé à Etretat après une attente interminable. Là, la police m'a dit : "ça sort de notre circonscription, il faut que vous appeliez la gendarmerie locale". "Pouvez vous me mettre en relation ? " - "Vous trouverez le numéro sur internet..." No comment.
La gendarmerie locale a envoyé une patrouille, c'était interminable. J'ai rappelé, on m'a dit que les falaises, c'était grand, qu'on le cherchait. Et puis un dernier appel. Je n'arrivais même pas à comprendre ses propos, le vent soufflait, je le faisais répéter. Il semblait alcoolisé, presque hilare... je disais tout ce qui me passait par la tête, pétrifiée par mon impuissance. Puis la patrouille est arrivée, il les a salués et a coupé la communication. Je suis allée me coucher un peu rassurée, mais très peu dormi. Au matin, toujours pas de nouvelles. Arrivée au travail, j'ai rappelé la gendarmerie, pleine d'espoir, et c'est là qu'on m'a asséné "La personne est passée à l'acte". Un parpaing sur la tête m'aurait fait moins d'effet. Je le croyais récupéré, sauvé, à l'hôpital... j'ai appris qu'à l'arrivée de la patrouille, à 20 mètres de lui, il a lâché le téléphone, la bouteille, et a sauté dans le vide. Au travail, m'attendait aussi un long mail explicatif, la maladie, le besoin quotidien de son pulvérisateur qui s'amplifiait... ses remerciements pour nos années et beaux moments partagés, sa demande de pardon, sa promesse d'être "toujours là"...
Des complications pour ses funérailles : pas de place dans le caveau familial auprès de son père, une place réservée pour la maman... il a fallu l'incinérer pour pouvoir le placer au même endroit. Je suis allée au Havre chercher l'urne avec ses frères, je l'ai ramenée sur mes genoux dans la voiture...
J'ai été bien entourée, famille, amis... oscillant d'un état de stupéfaction, de sidération... à des pleurs, la récupération d'une partie de ses affaires (nous ne vivions pas ensemble), le vidage de sa maison, la mise en place de tous ces objets auxquels je m'accroche, dans mon environnement. Sa guitare que je ne peux toucher. Ses écrits d'adolescence, ses paroles de chansons que j'ai lues les premiers jours mais que je ne peux plus rouvrir. Des centaines de photos sur mon fichier dur, résumant 9 années de souvenirs, que je ne peux regarder. Ses lunettes, son eau de toilette, des vêtements qu'il a souvent portés, des bibelots qui composaient son univers. De certains, je ne sais rien. Mais je les ai vus si souvent chez lui qu'ils ne pouvaient aller à quelqu'un d'autre.
J'ai vu un psy qui m'a mise sous anti dépresseurs. J'ai pu prendre des "vacances" en finissant, après 3 semaines par me "détendre" et "profiter" un peu d'un environnement sans rapport avec nous. Mais le retour parisien est atroce. J'ai repris le travail hier, complètement déphasée. L'avenir me semble un gouffre sans fond, à me demander si j'en ai vraiment un. J'ai encore un fils de 15 à charge, actuellement en vacances, qui rentrera bientôt, je sais que je devrai prendre sur moi pour l'accompagner et m'occuper de lui. Cela me semble impossible. Plus rien n'a de sens. Ma vie n'a plus aucun sens et je ne souhaite pas la poursuivre dans ces conditions car je doute de résister à cette douleur, même si j'ai été capable de "mettre des choses en place" pour faire mon deuil, comme, entre autres, m'inscrire sur ce forum !
Quand je lis tous ces témoignages, je finis de comprendre que ce sera long, très long... une amie touchée de près par plusieurs suicides, m'a dit qu'on n'est plus jamais la même "après". On apprend juste à vivre avec. Mission impossible au jour d'aujourd'hui. Pour quoi, pour qui ? Il a tout emporté, et avec lui, la musique, mon avenir, tout en me laissant l'énorme culpabilité de "n'avoir pas senti suffisamment", l'horreur et la violence du geste pour quelqu'un qui craignait la douleur et la souffrance (les images tournent en boucle, le soir au lit, le matin au réveil, et me terrifient...), de ne pas l'avoir appelé le matin de cette journée, où il s'est décidé brutalement (même si le geste était réfléchi et préparé depuis une semaine comme il me l'a écrit), après une Xième pulvérisation de son aérosol. Je le vois faire son sac, fermer à clé sa maison avec la certitude de n'y plus revenir, aller prendre tout seul son train à la Gare St Lazare, avec 1000 pensées, m'écrire par petit bouts, pour me poster le long message que j'ai trouvé au travail le lendemain, je suis sûre qu'il pleurait en l'écrivant car il était hypra sensible et très émotif, et ça me brise le cœur. Arriver sur place, prendre son car, marcher le long des falaises pour trouver "l'endroit idéal", et attendre le "bon moment" en regardant le coucher de soleil...
Et si je n'avais pas appelé la police ? Et si elle n'était pas arrivée au moment où je lui parlais ? J'aurais peut être pu le dissuader, le retenir... tout le monde me dit que non, mais je n'en suis pas sûre... malgré le fond dépressif, il aimait la vie, il l'a écrit. Et mon image, ma personne, ont toujours été pour lui une motivation à se reprendre, à retrouver de la gaieté.. je suis convaincue que si la police n'était pas arrivée à ce moment précis, il serait peut être encore là. Comme je suis convaincue que son généraliste, auquel il a demandé la veille un moyen d'en "finir rapidement", n'a pas évalué la détresse et l'a laissé repartir dans la nature sans garde-fou...
1000 et une questions qui resteront à jamais sans réponse...
Comment vivre avec ça ?
Je n'en ai pas la force, ni l'envie, ni le goût. Tout ce que j'aimais être, faire, a disparu. Plus rien n'a de sens. La douleur est insupportable. Celle de sa famille, sa mère de 88 ans aussi. Quelle injustice. Je suis sûre aussi que s'il avait évalué l'ampleur des "dégâts collatéraux", il se serait senti tellement coupable qu'il aurait reculé. Il avait horreur de faire de la peine, c'était quelqu'un de profondément gentil.
Merci de m'avoir lue. A défaut de m'avoir soulagée (je pleure), ça m'a fait du bien d'écrire.