Je voudrais partager avec vous un beau souvenir qui m'est revenu ce soir en écrivant à Gérard. Merci Gérard d'avoir ravivé ce souvenir, mon histoire avec cet homme a été si courte, elle est si entachée de douleur à présent. C'est un peu long, je m'en excuse, mais mes beaux souvenirs sont si rares !
Une semaine avant sa mort, nous sommes allés lui acheter des chemises et des bottines.
Il voulait jeter les vieux habits de la solitude et du malheur, les sweats détendus et les pantalons trop grands depuis qu'il avait minci et qui lui donnaient l'air d'un grand-père dans son jardin. Il tenait absolument à ce que je vienne avec lui pour lui donner mon avis, et de toute façon, nous avions si peu de temps à passer ensemble que nous nous consacrions l'un à l'autre tous nos moments de loisirs... Nous ne sommes jamais allés au restaurant ni au cinéma, mais dans dans les boutiques, oui ! Il adorait le shopping ! Moi beaucoup moins...
Donc en ce lundi de mi-septembre, je terminais à 15 heures et lui à midi. Il m'attendait pour la séance boutiques. Comme j'étais crevée et qu'il faisait beau, on a pris le temps de boire un thé, allongés sur la pelouse sous le grand bouleau qui domine mon jardin. On est restés longtemps à regarder le vent jouer dans les feuilles ensolleillées, à goûter la chaleur sur notre peau. Je me souviens, il avait la tête posée sur mes genoux et mes doigts jouaient avec sa barbe naissante. On s'est dit : "Il faut en profiter, c'est sûrement un des derniers beaux jours de l'été..."
Vers 16 heures, direction les boutiques. Ah ! les chemises ! Nous sommes tombés sur un magasin qui proposait des chemises "easy iron" et cintrées ! Juste ce qu'il cherchait en vain ---et moi derrière lui -- depuis plusieurs semaines ... Il a palpé, tâté, soupesé. Il a déballé, , comparé les teintes, les nuances. Il voulait les acheter toutes : une bleue, une rouge, une violette, une mauve, une autre d'un violet plus clair ... Il est entré dans la cabine avec au moins dix modèles ! Derrière le rideau il s'est déshabillé, et moi je n'arrêtais pas de le taquiner. Je passais sans arrêt la tête en lui demandant comment ça allait, et il poussait à chaque fois des petits cris de vierge effarouchée. C'était très drôle. et puis je passais le bras pour toucher sa taille, son ventre derrière le rideau et il criait de plus belle et je riais plus fort.
Il est reparti avec une chemise d'un rouge à la fois gai et profond et a demandé à la vendeuse de lui mettre la violette, la mauve et l'autre violette de côté. Il voulait d'abord tester le côté easy iron" avant de toutes les acheter ...
Après sa mort, une de mes obsessions était de retrouver cette chemise rouge qu'il avait mise dès le lendemain et qui lui donnait un air rayonnant. A son appartement, j'ai plié et rangé soigneusement tout son linge. Plier pour la première fois les vêtements de l'homme que j'aimais, c'était un peu l'épouser, accepter le fait que j'étais désormais sa femme, même s'il était mort. Ses habits sentaient encore son odeur ... J'ai récupéré quelques vêtements qui me rappelaient nos jours heureux. Il y a encore, au fond de mon armoire, un tee-shirt à manches longues qu'il adorait, élimé, déchiré et tout doux, que je n'ai pas porté et qui garde son odeur. Je n'ose pas le mettre, parfois je le déplie, je le sens et je pleure ...
Mais la belle chemise rouge, je ne l'ai pas retrouvée. Je me suis demandé s'il l'avait enfilée pour sauter, en souvenir de ce bel après-midi de shopping, et dans ce cas, les pompiers l'ont déchirée lorsqu'ils ont tenté de le réanimer.
Mais ce mardi terrible-là, il portait un tee-shirt rose vif, que nous avions aussi choisi ensemble, cet été. Personne au collège n'oubliera ce tee-shirt. D'abord parce qu'il ne mettait jamais de tee-shirt en cours, il préférait les chemises, souvenir de collège anglais et puis il trouvait que c'était important d'être bien habillé quand on enseigne en ZEP, pas pour la discipline, mais pour donner un modèle positif aux élèves. Donc, ce tee-shirt rose, tout le monde l'a remarqué. Et mon Emmanuel, qui était très fier d'avoir tant minci, s'est étiré dans la salle des profs, dévoilant son ventre et l'élastique de son boxer. Tous les collègues l'ont taquiné et moi j'étais si fière d'aimer cet homme, de l'aimer en secret, de le voir si heureux et épanoui...
Le tee-shirt rose, nous ne l'avons pas retrouvé non plus
Je suis si contente de me souvenir de cela. Jusqu'à présent je me souvenais surtout des moments difficiles. Merci à tous. Un jour moi aussi je pourrai répondre aux messages et apporter un peu de réconfort aux survivants.
J'ai finalement passé une heureuse soirée à écrire ce texte. Je vous souhaite une nuit douce et reposante.
Mirele