Mon coeur,
Première balade, belle et lumineuse, le soleil dans ces hêtres et ces chênes, oui, j'aime, c'est bon de retourner dehors, de marcher, le long de ces sentiers familiers, dans cette belle et généreuse nature, celle qui nous a aidés, soutenus, consolés, de notre désespoir pendant la maladie. Marches silencieuses ou bavardes, côte à côte ou loin l'un de l'autre, il n'y avait que ces beaux paysages pour tenir en respect mon angoisse, de voir ces sommets blancs au loin, de revoir la silhouette familière des arbres, c'était une bouffée de sérénité, de fraîcheur qui me réconciliait un temps avec le monde. Cette campagne était ma ligne de fuite, elle devient mon horizon d'attente, désormais.
J'appréhendais ce matin, j'avais peur de renoncer une fois de plus, une fois encore... Chaque fois, j'étais convaincue de faire la balade, j'en avais tellement envie, mais le matin immanquablement, c'était au-dessus de mes forces, impossible de sortir de la maison, de cette cuisine tant aimée, notre pièce de vie, devenue ma pièce de vie, de ma survie, mon cocon, ma cellule de clausura.
Impossible de sortir du périmètre de sécurité qu'était devenue notre maison, notre quartier. Impossible même de m'imaginer conduire sur cette route, tant empruntée.
Impossible de m'imaginer seule, en dehors de ce périmètre comme si je devais me dissoudre dans ces lieux où tu ne serais pas, où tu ne serais plus.
Ce matin, c'était la même, identique nature que quand tu étais là et pourtant c'était si différent, j'étais toute présente à elle, à la sentir, à la humer, à recueillir le moindre rayon, oui, c'est peut-être une manière de ne pas me dissoudre, être présente entièrement, complètement à l' ici maintenant (non je ne suis pas tombée sur la tête, mon coeur, ou plutôt si ! la vie m'a mis cul par-dessus tête et j'essaie de survivre avec les moyens du bord), je devine ton sourire... non, je ne deviens pas mystique.
Mais je remarque que le fait d'être très présente à ce que je vis au moment présent est une véritable aide pour ne pas me faire engloutir par le gouffre, jamais loin.
Et puis oui, cette nature m'a rappelé que je vis, que je suis vivante, moi, qui ai le sentiment d'être morte, dans cette mort-là. C'était un bonheur tout simple d'être les pieds sur ces sentiers boueux, c'était bon de s'asseoir sur cette pierre chaude et regarder au loin les sommets enneigés, oui Pierre, et même si je retenais les larmes et j'étouffais les cris, c'était bon de me sentir vivante dans ce paysage familier, complice de notre amour. Et tant pis, si le retour en voiture fut un cauchemar inondé de larmes et tant pis si j'en pleure, si j'en crève, je sais que j'y retournerai parce que bordel que c'est bon de se sentir vivant ! Oui, je suis indécente, obscène même, pour toi jamais, je sais, mais à mes yeux, un peu, aujourd'hui mais je finirai bien par le vivre sereinement ce retour à la vie que je sens poindre et qui se cabre encore et qui résiste encore.