Aujourd’hui, je vais faire du rangement.
Pas les placards, pas le bureau, pas les armoires, la grange ou le grenier.
Dans ma tête. Bien plus petit, mais bien plus en « foutoir ».
Quand on se retrouve soudain Seule, avec un grand S, même si autour il y a des enfants, de la famille et des amis, c’est soudain un désordre indescriptible dans la tête qui se produit.
Les petites cases habituellement bien alignées, les tiroirs étiquetés subissent un maelstrom d’une violence inouï, comme après le passage d’un typhon. Typhon appelé MORT.
Plus rien n’est à sa place, tout se mêle, se mélange, le bien, la mal, la morale, Dieu, le hasard, les regrets, les souvenirs, les pourquoi, les « j’aurais dû », les « et maintenant ?», hier, aujourd’hui, demain…
Pourtant, chaque petite case avait son utilité « avant », sa vocation, et chaque jour un petit rangement s’imposait sans lequel on se couchait en se disant : « Qu’est ce que je n’ai pas fait aujourd’hui ? Pourquoi cette gène avant de m’endormir ? Qu’est ce qui n’est pas à sa place ? »
Parfois, quelques jours de vacances, quelques jour de folie ou une très très grosse flemme, il fallait reprendre un peu tout cela, mais bon, rien de grave.
Mais quand le typhon Mort est passé, on est anéanti, on reste assis devant les restes de sa vie, devant les lambeaux de souvenirs, photos floues, cadeaux éparpillés, bonheur laminé… Tout a basculé, tout s’entrechoque, se télescope…
Il serait vain de penser qu’en remontant ses manches, on va reprendre les choses en mains rapidement. Tout au plus, par la force des choses, les papiers administratifs à fournir à tout va, se sent-on obligé de déblayer la première couche, celle du brut, du sans sentiment, de l’obligatoire. En cherchant une déclaration d’impôt, on découvre une photo, en soulevant le classeur du notaire on trouve une lettre d’amour…
Vite, recouvrir tout cela, vite.
Tout s’empile, déborde, plus de logique, plus rien de pratique, un immense désordre s’installe, presque rassurant parfois, dessous, bien au chaud, il y a le passé heureux.
Chut, ne réveillons pas les démons qui pourraient le détruire, avant que l’on ait eu le courage d’y replonger, histoire de souffrir un peu plus …
Et le temps coule entre larmes et répit.
Alors un jour, il faut s’y mettre.
Physiquement, c’est le plus « facile » (quoi que…), on se prépare, on se blinde pour démarrer la tâche, aujourd’hui, on trie, on jette, on relit, on découvre, on s’interroge… Les vêtements, le rasoir, l’eau de toilette, les petits objets du quotidien… Cela peut être difficile mais cela peut aussi être un geste actif qui permet d’avancer. Cela se fait un jour, sans raison particulière, envie d’être avec lui, et ensemble, on remet de l’ordre en se parlant : « Cà mon Pierrot, vous vous souvenez, nous l’avions acheté à… et çà, quand je pense que l’on a porté ces trucs ridicules ! Et çà, c’est un cadeau des parents… ». Et puis soudain, sans savoir vraiment pourquoi, le chagrin monte, monte, monte. Il est urgent de s’arrêter. On reprendra plus tard. Et on reprend plus tard.
Dans la tête, c’est plus délicat.
Le typhon Mort a fait des dégâts. Les petites cases sont toutes bousculées. « Avant », il y avait nous, petite case présent, petite case avenir, petite case projets, celle des petits bonheurs, celle des grandes joies, celle des souvenirs, les beaux, les doux, les intimes, les rien qu’à nous, boites à trésors infinis, malle aux merveilles…
Et à coté, le meuble à tiroirs. Enfin moi, j’ai un meuble à tiroirs. Ce meuble, je l’ai rangé une année après le départ de Pierre.
Un jour, je me suis dit que la vie était un grand meuble plein de tiroirs. J’ai toujours aimé ces grands meubles de mercerie, chaque tiroir est une découverte, un trésor, parfois une déception, comme les calendriers de l’Avant, bonbon rose anglais sucré, citron acide, ou amer, alcoolisé ou écœurant. Cette idée vient de la réflexion de ce matin juste au réveil.
Chaque matin, encore un peu endormie, déjà réveillée, je remets mon cerveau en route souvent par une question. Comment, pourquoi, qui, quand, où…

?
Ce matin, le soleil passait entre les rideaux et un merle chantait joyeusement. Je me suis demandée pourquoi certains matins étaient gris, froids, et tristes comme hier et d’autres comme aujourd’hui, sans que la météo soit de la partie.
Dieu.
Dieu ?
Dieu ?!?! Je ne sais pas.
Et Dieu m’a entrainé vers mon meuble à tiroirs…
Meuble de classement, de rangement, petits casiers qui sont l’image de ma vie.
J’ai toujours fait en sorte de ne pas déroger à la morale, à faire le maximum pour faire le bien autour de moi, à aimer mon prochain, le soutenir en cas de besoin, être sincère et honnête, donner, prêter, combattre le mal, soigner, écouter, recueillir, accueillir... Je n’ai pas la prétention de croire que je n’ai pas failli, je le sais bien. Parfois, trop dur, parfois, pas envie, parfois égoïste, parfois un peu fait semblant... Mais rien de grave, jamais de trahison, de gros mensonges, de mal pour le plaisir. Des erreurs, oui, des mauvais choix, oui, quelques regrets, mais pas de remord.
Je pensais consciemment ou inconsciemment, que ces bons sentiments éloigneraient de moi, chagrin et douleur. Erreur. Faire le bien ne veut pas dire récolter le bien.
C’est vrai que je voudrais vraiment qu’il y ait un Dieu, qui nous attend tous dans un endroit serein et paisible où l’âme de mon Pierrot peut se reposer et parfois, m’envoyer des messages, me guider, me soutenir. Ce serait trop dur de penser que Pierrot n’est plus qu’un tas de cendres grises, dans une urne blanche au fond d’un trou, seul au cimetière.
Et que je suis seule de mon coté, définitivement.
Là, oui, cela m’arrange de croire à un Au-delà paradisiaque. Mais ce Dieu est-il si puissant qu’il veut nous le faire croire ? Oh, je sais bien, il y a les fameuses « forces du mal », mais dans la vie, on n’est pas dans Harry Potter. Non, ce Dieu qui s’est amusé à créer l’homme un jour de spleen, sans doute, s’est probablement laissé déborder par sa créature, sorte de Frankenstein et maintenant, il n’a plus assez de pouvoir pour la retenir, elle qui court à sa perte inexorablement. Il doit être triste ce « Dieu qui est assis sur le rebord du monde et pleure de voir ce que les hommes en ont fait. »
Mais cela signifie alors que nous ne sommes maîtres de rien, que nous subissons sans pouvoir intervenir, entrainés par une foule incontrôlable, qui déclare des guerres, construit des usines chimiques, pollue des champs, clone des brebis, cultive des bactéries, provoque des maladies... Personne pour nous arrêter, nous prévenir, nous protéger ? Et un terre épuisée qui menace d’exploser et déborde par ses volcans, secoue ses plaques tectoniques et provoque des séismes et des tsunamis, quand se ne sont pas des ouragans, tornades et autres tempêtes. C’est terrible et terrifiant.
Fourmi dans ce capharnaüm diabolique, je m’accroche à mes repaires.
Et j’en arrive à mon meuble à tiroirs, petit meuble dans un vaste monde, mais quand le typhon Mort frappe, le monde n’a aucune importance. Tiens, il pourrait bien s’écrouler, je ne serais pas fâchée !
Première tiroir, première étiquette, le tiroir des bons et merveilleux souvenirs, pleins de photos, de plumes, de dessins, de bouvreuils, de rouge gorge et autres mésanges et de papillons, plein de rêves, de projets, plein d’amour, de câlins, de tendresse, de mariages, et de naissances.
Et maintenant plein de signes, plein de messages envoyés par vous mon Pierrot, des coccinelles, des lampes qui s’allument, des escabeaux qui tombent – oui, çà, c’est le message : « Attention Mimi, cet escabeau est pourri, vous allez tomber. Ah ! J’aurais du le jeter avant de partir ! ».
Dans ce tiroir : Ma famille, Pierre. Les miens comme on dit, ceux qui m’entourent toujours avec toujours autant d’attention et de tendresse malgré les mois qui passent et le chagrin qui reste. Infaillibles, indestructibles, là. De l’amour.
J’y trouve aussi des chants d’oiseaux, des fleurs, des coquillages sur le sable, le ressac et du soleil, des tartines de pain beurre-confiture, des discussions sans fin, des éclats de rires, des repas de fêtes, d’anniversaires, des silences délicieux, des douceurs, des cadeaux, des surprises, des sapins de Noël, et des matins blancs de neige, de l’éblouissement, de l’émotion, de la joie, de la musique et des chansons…
Il y a Mozart, Monet, Michel Berger, des chewing-gum à la chlorophylle, des poèmes, des corps essoufflés de plaisir, des envies d’école buissonnière, des feux de cheminée crépitants, des tendres sourires, des parfums de compotes et de vanille, des balades mains dans la main, des chats, chatons, boule de poils, boules de jeux, boules de tendresse et des chiens aussi…
Il déborde ce tiroir là, je ne peux pas me résoudre à en faire le tri, je garde tout, tout m’est indispensable pour continuer. Je m’y plonge régulièrement, la tête la première, pour me convaincre que j’ai eu une belle part de bonheur. Plus que ma part, même.
Il était temps qu’il s’arrête ce bonheur, j’aurais été obligé d’ouvrir un tiroir annexe !
Le tiroir des malheurs est le pire, on voudrait ne pas en avoir du tout ou qu’il reste clos et vide. Mais non. A mon âge, je dois probablement m’estimer chanceuse, dans ce terrible tiroir, il y a peu de noms et un seul qui m’empêche de le refermer. Le votre : Pierre. C’est le plus beau prénom, même là, vous êtes conforme à mes rêves de jeune fille, mon héros s’appelait toujours Pierre ou Paul. Vous faites un doublé, vous vous nommez Pierre-Paul devant l’état civil. J’y trouve aussi mes grands-parents, disparus à un âge qui me paraissait canonique et dans l’ordre des choses et à une époque où ma vie était rose.
De ce tiroir là s’échappent toujours et toujours des gémissements, des lamentations, des cris épouvantablement silencieux, des questions sans réponses. Les miens et les miennes. Sans fin. Seuls quelques observateurs attentifs s’en aperçoivent, à la couleur de mes yeux, à mes cernes, à ma pâleur, au son de ma voix. Rien qu’avec un « Bonjour » au téléphone, ils savent si je suis bien ou pas.
Et puis il y a le tiroir à déceptions. Je le voudrais vide, mais non. Je voudrais tout jeter, oublier, mais non. Des choses, des attitudes, des réflexions, des gens qui m’ont fait de la peine, mais à qui je trouve parfois des circonstances atténuantes, des contacts encore rattrapables, peut-être. C’est mon jugement, bien sur, sans doute, eux, pensent-ils avoir eu de bonnes raisons, d’avoir agit ainsi avec moi. Ils ont eu besoin de quelqu’un, à un moment donné de leur vie. J’étais là. Je leur ai tendu la main peut-être aussi pour avoir un retour, c’est vrai. Mais l’abandon tandis que moi je vis aussi des moments très durs, je ne l’imaginais pas.
C’est un tiroir que j’ouvre rarement. Il me fait trop de peine et soulève trop de questions. Mais parfois, je vais m’y frotter, pour m’y piquer, par masochisme sans doute ou pour me dire que je suis quand même debout malgré tout. Ou peut-être grâce à cela.
Mais le tiroir à trahisons, lui, me met encore en colère, malgré les années. Dedans, les traitres, ceux qui nous ont poignardés sournoisement, ceux qui ont trahis notre confiance, ceux qui ont profité de nous, abusé de nous. Ils ont fait semblant, ils ont trichés. Ils ont le cœur sec. Il n’y a rien à en tirer. Dossiers archivés.
Le tiroir de l’Amitié est un beau tiroir, que j’ouvre souvent avec bonheur. Cette Amitié là ne se manifeste pas forcément bruyamment, mais elle est sincère. Et c’est un oasis qui permet de reprendre son souffle quand le cœur lâche. Celui là est un magnifique tiroir, dans lequel je vais chercher du soutien en cas de « crise ». J’y trouve toujours quelqu’un pour m’aider à reprendre le chemin.
Et puis le tiroir des surprises. Les bonnes, venant d’inconnus, de gens sensibles et délicats. Réactions inattendues et douces à ma vie.
Et les moins bonnes, les petites déceptions à traiter par le mépris, je ne comptais pas sur eux… je n’ai pas été déçue. Sans grande importance. Cette seconde partie du tiroir à surprises, je la laisse en plan, je ne m’en occupe pas. Peu à peu ces dossiers là tomberont en poussière, grignotés par les souris, disparus, sans laisser de traces et de souvenirs.
Six tiroirs ? … Il y en a d’autres.
Oui aujourd’hui je rajoute le tiroir du courage et de la force. Tiroir inattendu, que la vie m’a fait ouvrir par la force avec violence et brutalité, en juillet 2010. Dedans il y a l’apprentissage de la solitude, la maitrise du chagrin, la reprise de contrôle de la vie, la patience.
Aïe, 7 tiroirs ! Il est bancale mon meuble…
Comme moi.
Marina