Auteur Sujet: Traversée  (Lu 4319 fois)

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Laure R

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Traversée
« le: 16 janvier 2017 à 23:13:38 »
Bonsoir,

Ce soir, j'ai besoin de parler. Je suis retournée dans la maison familiale, celle de mon enfance, celle où ma grand-mère maternelle qui s'est occupée durant dix ans de moi est décédée, celle où mes parents ont vécu ensemble durant 58 ans, cette maison chargée à craquer de souvenirs, d'histoire familiale, de souvenirs de tous, arrières grands-parents, paternels et maternels, et comme un point de suspension, la mienne, celle de mes enfants…
La dernière fois où j'y suis allée, c'était il y a un mois. Même configuration : mes enfants, leurs compagnes, mon mari, les parents de la compagne d'un de mes fils. J'avais très peur d'y aller, car cette fois là, mon cœur me brûlait, littéralement et j'étais dévastée de commencer à vider cette maison, car je dois le faire, elle coûte une fortune et ma mère a besoin de pouvoir assurer son loyer en EHPAD. Mes enfants aussi avaient mal, mais ils m'accompagnaient du mieux qu'ils pouvaient. Nous avons vécu cela comme un arrachement, nous n'avons pas pris soin de nous, nous avons picolé et mangé au resto par incapacité de nous organiser. Cela a été très coûteux financièrement et bien sûr émotionnellement.

Cette fois-ci, j'y suis descendue avec appréhension, mais avec plus de calme. Certes, il y a urgence, mais pas une urgence absolue, à vider et vendre cette maison. Nous devons nous laisser le temps de réaliser les choses sans nous donner un tour de rein et des nœuds dans l'âme. Ma mère, ok avec cette démarche, n'est pas encore sous tutelle, le dossier complet vient d'être envoyé au tribunal.

J'avais préparé un bon pot au feu, pris les cartes, les dés. Nous nous sommes retrouvés, plus apaisés.  Le premier jour, la maison a été vidée de ce qui devait l'être, re arrangée et décorée en vue de photos pour la vente. Nous avons encore déniché quelques objets à emporter, fait des trouvailles. Nous avons bu l'apéro, joué aux dés, mangé le pot au feu, joué aux cartes. Nous nous sommes dit, que même si c'était difficile, nous nous sentions plus aguerris, plus efficaces. Cela ne fait pas deux mois que mon père est décédé, mais, nous sentions tous que nous étions sortis de la phase anéantissement.
Le lendemain je me suis levée tôt et mon plus jeune fils était déjà sur le pont. A l'atelier de mon père et au garage. Je ne sais pas évaluer la surface, mais c'est une énorme surface de bricoleur, en tout. Plomberie, électricité, électronique, informatique, maçonnerie, mécanique…
Et là, tandis que je vidais les composants électroniques, soigneusement rangés dans des casiers tous étiquetés, les larmes, le cœur qui pique, les mains qui tremblent, un sentiment d'oppression, alors que je constate la virtuosité de mon père, dont je ne doute pas, mais je fous en l'air ses trésors ! J'en suis désolée pour lui. Toutes ces choses soigneusement récupérées, conservées, triées et rangées, je les jette pèle et mêle dans des conteneurs destinés au tri sélectif déchetterie. Tout ceci se démantèle et c'est pire que d'emballer des cartons pour le secours catholique, ou de jeter au tout venant ce qui doit l'être dans une maison, après que toutes les possibilités de dons aient été réalisées.
Après l'électronique, l'électricité, c'est au tour de la ferraille. L'art de mon père, en déchetterie. Chacun a pris les outils, ce qu'il pouvait récupérer, mais ça, vraiment, personne n'a cet espace de stockage, ni aussi l'art du système D avec tout ce bric-à-brac, même si il nous l'a transmis, et que nous avons, chacun chez nous, ces trucs mis de côté, ces inventions abracadabrantes à sa façon, que nous savons réaliser, dans le genre, « fuck l'obsolescence programmée ».
Nous en avons moins et c'est le notre, celui qu'on sait utiliser. Celui-la, on sait pas.

Je suis chez moi, seule.
J'ai aussi récupéré des courriers relatifs à la succession de mon père, adressés à ma mère. A régler, alors que ma mère ne peut pas le faire et que sa demande de tutelle est en cours.
J'ai récupéré TOUS les documents administratifs, Tous les dossiers dans lesquels on trouve le papier urgent qu'on cherchait dans la semaine suivant le deuil dans les « Notices », tout à éplucher, feuille par feuille. Une moitié de placard « papiers », dédiée aux papiers de mes parents, classés, réorganisés ce soir, avec les dossiers « En cours », « mise à jour ».
J'ai téléphoné au notaire, le clerc m’appellera demain… Situation bien difficile.

Je vous écris ce soir car je me sens seule.
The show must go on… Eh bien sûr que j'avance pas à pas. C'est un déroulé qui ne se prévoit pas. Il faut juste répondre aux événements, sans nier mes émotions.

Je me sens tellement changée… Plus centrée, même si je viens de traverser la dévastation depuis novembre. Plus consciente, c'est pas vraiment le mot, consciente, comment dire ? ouverte, sensible à eux,  mes parents, même si je l'étais déjà, sensible  à tous, même si je l'étais déjà. On dirait que ça a pris une dimension nouvelle. Et, en même temps, on dirait que j'acquiers une solidité différente face à tout ce qui pouvait me faire douter, ou ceux qui avaient avec moi des attitudes paternalistes, de conseil à la con, de jugements  stupides, moralisants, voulant m'apprendre à vivre. Les moments où je me dis « ouh tu déconnes grave ma fille ! ». Eh ben je déconne grave ? Inch'Allah. Je suis perfectible, comme tous. Et j'entonne le chant de mon père : « Maintenant, j'ai passé l'âge où je vous autorise à me faire ch*** », même si je sais en cela que je risque d'en décourager plus d'un.
On dirait que mon père est en moi, que je le laisse être, que mon être se pose, s'affirme par sa voie et sa parole. Que j'ose mes faiblesses, mes folies, car, punaise, j'assure, digne fille de papa, fier de moi ! Cette part de folie humaine, que j'ai toujours trouvée à la fois géniale, à soutenir et à accompagner, car elle est porteuse de vérité, accompagnement dont j'ai fait mon métier, mon art, je m’aperçois à présent que je m'en étais dénié l'acceptation pour moi-même. Je la reconnaissais en moi, je la savais, mais je voulais la cacher à autrui, je me l'autorisais, dans la stricte intimité. Comme depuis toujours.

Je me  tiens au bastingage : « Une main pour soi, une autre pour le bateau ».
Et je vous donne de mes nouvelles, car dans l'ensemble, vous avez répondu présents durant mon arrivée.
Soyez-en remerciés et bises à vous !

Hors ligne souci

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Re : Traversée
« Réponse #1 le: 17 janvier 2017 à 09:21:22 »

    "Fuck d'obsolescence programmée"

     et "J'ai passé l'âge qu'on me fasse chier"

     Merci pour cette esquisse d'un Sage ...

     Prenez bien soin de vous, bonne continuation ...

Svetlana

  • Invité
Re : Traversée
« Réponse #2 le: 17 janvier 2017 à 22:03:45 »
Bonsoir, en bonne fille de marin j'ai très souvent entendu mon père me dire la même phrase. " une main pour toi l'autre pour le bateau" Cette phrase fait écho en moi depuis son décès j'ai toujours tenu le bateau mais la main pour moi je l'ai laissée dérivé et partir à la baille. Bon courage pour cette longue traversée et continuez à garder le cap parce qu'on ressent que vous ne vous laissez pas anéantir même si vous vous sentez parfois seule vous donnez la sensation d'être une personne forte qui tiens la barre et la marée coûte que coûte. Merci à vous car juste avec cette phrase vous m'avez mis du baume au coeur. Prenez bien soin de vous.

Laure R

  • Invité
Re : Traversée
« Réponse #3 le: 18 janvier 2017 à 18:54:22 »
Merci à vous deux, et je suis heureuse d'avoir transmis du baume au cœur et du sourire. Bonne continuation à nous tous :)