Auteur Sujet: En colère depuis la mort de mon père.  (Lu 2938 fois)

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Hors ligne Le-Nita

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En colère depuis la mort de mon père.
« le: 30 avril 2021 à 20:40:02 »
 Bonjour,

Quoi dire ? Par où commencer ? Le début j'imagine.

Je suis la cadette d'une famille d'origine portugaise. Mes parents ont immigré en France dans les années 70.  Mon frère et moi sommes nés en France. Mon frère et moi avons presque 10 ans d'écart. Nous avons grandit dans une famille portugaise assez typique : mon père travaillait dans le bâtiment, ma mère dans une usine.  Mon père était assez taciturne, plutôt absent, autoritaire, buvait plus ou moins, était souvent agressif verbalement, parfois violent physiquement, surtout avec mon frère. Ma mère est une mère dévote, complétement dévouée à sa famille, bornée, anxieuse et à tendance dépressive. Techniquement, nous avons grandit dans un foyer assez dysfonctionnel (c'est ma psy qui le dit), mais qui fonctionnait (c'est moi qui le dit) : ma mère est aimante, quoique maladroite. J'étais la seule à pouvoir parler calmement avec mon père une fois la tempête passée. Quand nous étions enfant, mon frère était protecteur mais pas trop.

Nous parlons peu de nos enfances avec mon frère. En substance : mon père l'a frappé avec régularité jusqu'à ce qu'il soit adolescent. Je n'en ai que très peu de souvenirs. Comme mon père ne m'a quasiment jamais frappé, j'ai été libellée par ma mère comme étant l'enfant préféré de mon père. Cela ne l'a pas empêché de me hurler dessus, me menacer de coups, me rabaisser, m'insulter et j'en passe à partir de l'âge de 9/10 ans.  Ma mère, elle, à toujours plutôt été dans la critique et la cachotterie pour ne pas attiser les "colères" de mon père. 

Vers mes 15 ans, mon frère a quitté le foyer familial, je suis alors devenue la confidente de ma mère. Elle me racontait toutes les "méchancetés" que mon père infligeait ou avait infligé à elle et à mon frère. Le divorce n'était pas une option (dixit :"Je ne vais quand même pas l'abandonner"). Les psys n'était pas un concept ("Pourquoi faire ?"). Elle n'a jamais eu d'amies proches ("Les autres se moquent et/ou ne sont pas dignes de confiance") .  Mon frère était parti et ne voulait plus être mêlé au psychodrame familial ("Il faut bien qu'il vive sa vie"). Il restait moi ("Une mère et une fille s'est fait pour se soutenir").  Soit.  Soit car l'image que nous projetions, ou que mes parents souhaitaient projeter, était celui d'une famille unie contre tout et tous. La réalité : à l'époque, dans mes carnets d'adolescente, je souhaitais ardemment la mort de mon père.

Vers mes 20 ans, j'ai quitté le foyer familial pour poursuivre mes études (raison officielle) et aussi car je n'en pouvais plus des interdits et des disputes (raison officieuse). Je suis partie à 300 km, puis à 600 km, puis à 5 000 km. Je revenais une fois par semaine, puis une fois par mois, puis deux fois par an. Une séparation de plus de 10 ans qui a été vécue avec incompréhension par mes parents et mon frère (souvent) et que j'ai vécue avec culpabilité (parfois). 

A 30 ans, le retour auprès de ma famille s'est faite plus sereinement que le départ. Nous avons recrée un lien plus apaisé, quoique pas totalement. Au fil des années, je sentais que les vieux mécanismes se remettaient en place.  Avec mon conjoint qui sentait lui également le poids de l'ingérence familiale, nous avons pris la décision de nous éloigner à 30 km, puis à 300 km. Lorsque notre premier enfant est né, nous avons réalisé que nous avions pris la bonne décision.

En juin 2017, j'avais 37 ans. Mon père 76 ans.  Il a commencé à avoir des problèmes de diction. J'ai été la première à verbaliser mon inquiétude. Réponse de ma mère et de mon frère : "C'est rien, ça va passer. Il est fatigué en ce moment ". En août 2017, les problèmes de diction était toujours là et encore plus présent. Après une conversation très houleuse, j'ai réussi à le convaincre d'aller voir un médecin. Il a passé une première batterie d'examens (prise de sang, IRM, etc. ). Tous normaux. Dans un premier temps, nous étions soulagés. Cela n'a pas duré longtemps.

Les résultats d'examens revenaient normaux mais sa diction empirait. En novembre 2017, après un rendez-vous avec un neurologue, un pré-diagnostique est tombé.  D'après ma mère qui avait accompagné mon père lors de la consultation : mon père souffrait d'une atteinte des motoneurones.  A mon frère, à moi et à mon père, elle n'a rien expliqué d'autre.  Par téléphone, ma mère m'avait dit que mon père avait rendez-vous avec un autre neurologue plus spécialisé en février 2018 et que cela serait bien si je pouvais être présente. Après quelques recherches, j'en ai déduit que mon père était certainement atteint de la maladie de Charcot, ou sclérose latérale amyotrophique (SLA). Une maladie dégénérative incurable qui fait cesser de fonctionner tous vos muscles un par un, tout en préservant parfaitement votre esprit. Espérance de vie de 1 à 3 ans quand la maladie se déclare après 70 ans.

A ce moment là, ma mère savait déjà que mon père était atteint de SLA. Elle n'en a pas parlé avec mon père pour ne pas trop le bousculer. Mon frère faisait l'autruche. Je tentais de secouer ma mère et mon frère par téléphone, d'obtenir des infos, de comprendre la situation. Réponse de ma mère : "Ne t'inquiète pas, ça va aller".  Réponse de mon frère : "Je ne vois pas pourquoi tu te mets dans des états pareils. Rien n'est certain." A cette même période, je me rappelle d'une conversation avec mon conjoint pendant laquelle je pleurais toutes les larmes de mon corps, en lui décrivant très précisément ce qui attendait mon père : paralysie successive de tous ses membres, impossibilité de parler, de manger, de boire et enfin de respirer.

C'est à partir de ce moment là que j'ai commencé à appeler mes parents tous les jours. Et tous les jours ma mère me disait la même chose : "Ton père ? Ça va." Les fêtes de fin années sont passées. Mon père n'a pas parlé au cours des repas car sa diction était notablement mauvaise. Cela n'allait pas. Il ne me parlait plus au téléphone. Cela n'allait pas. Nous sommes tous partis au ski. Mon père ne pouvait quasi plus lever les bras seuls. Cela n'allait pas et tout le monde faisait comme si tout allait bien. De retour chez moi, je me suis organisée pour rendre visite une fois par semaine à mes parents. 

Lors du RDV de février 2018, le diagnostique de la maladie de Charcot est tombée "officiellement".  J'étais présente. Le médecin a pris en tout et pour tout 15 min pour annoncer à mon père qu'il était en train de mourir. L'info n'est pas complétement passée. J'ai appris plus tard pourquoi. C'était en partie parce que mon frère avait réussi à convaincre mon père que son problème de motoneurones était très certainement traitable et que le médecin allait lui donner quelque chose pour aller mieux. En partie parce que ma mère qui savait que c'était faux n'a pas contredit mon frère, ou peut-être espérait que cela pouvait être vrai. Mon frère a rater ses études de médecine de peu, mais il aime bien étaler ses quelques connaissances pas toujours bonnes. Cela a toujours marché du tonnerre auprès de  ma mère et parfois mon père. 

Lorsque nous sommes rentrés chez mes parents, ma mère est partie vaquer à ses occupations comme si de rien n'était. J'ai profité de ce moment où nous étions seuls pour demandé à mon père s'il avait vraiment compris ce que le médecin avait dit. Il m'a dit que non, pas tout. Il m'a demandé de lui expliquer à nouveau.  C'est ce que j'ai fait.

Depuis j'étais partie de chez mes parents, je n'avais plus jamais menti sur rien à mon père. Il s'avait que quelque soit la question, il allait obtenir une réponse honnête et franche. C'était une sorte de pacte tacite entre lui et moi, car lui et moi savions que ma mère ne lui disait pas toujours la vérité. Depuis mon enfance, j'ai souvent réexpliquer des rendez-vous ou des conversations à mes parents. Comme pour beaucoup d'enfants d'immigrés, cela n'a jamais été qu'une question de langage. Mes parents comprennent parfaitement le français et le parlent très bien. C'est souvent une question de culture, de tournure de phrase, de concepts inconnus, etc. Bref, c'est plus complexe. J'en ai parfois eut honte, j'en ai parfois été fière. Ce que je n'avais jamais envisagé, c'était de devoir un jour expliquer à mon père qu'il était atteint d'une maladie incurable et qu'il avait une espérance de vie de 3 ans maximum.

Mon père a fondu en larmes et a pleuré comme je ne l'ai jamais vu pleurer de ma vie. Je pleurais avec lui. Ma mère est arrivée. Surprise par la scène, elle est restée muette un instant. Puis, elle a repris ses esprits à placarder un vrai-faux sourire sur ses lèvres et a dit : "Et bien alors ! Vous pleurez comme des bébés ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Vous n'avez pas honte ?". Je suis resté stupéfaite. Je n'ai pas compris. Mon frère a débarqué chez mes parents à ce moment précis, m'a jeté un regard noir et a dit à mon père : "Ne pleure pas, ça va aller ! Tu es fort !". Je n'ai pas compris.  Pendant ce temps là, mon père avait arrêté de pleurer. Parce qu'il était rassuré ? ou pour rassurer ma mère et mon frère ?

Dans la nuit du 8 avril 2018, mon père a été emmené en urgences en service de réanimation pneumologie et placé en coma artificiel. Son diaphragme ne fonctionnait plus correctement. Ses poumons n'arrivaient plus à évacuer efficacement le CO2 de son corps. Il s'étouffait. Littéralement. Son pronostic vital était engagé. Dans un premier temps, mon frère m'a appelé pour me prévenir qu'il avait été emmené aux urgences mais qu'il ne fallait pas que je m'inquiété. En 20 min, j'avais préparé mes affaires et j'étais partie pour aller au chevet de mon père. On est pas hospitalisé en réanimation si tout va bien.  Alors que j'étais déjà sur la route depuis 1 h, mon frère me rappelle en me disant de venir car cela ne va pas, au final.

Une semaine après s'être réveillé de son coma, alors qu'il était encore à l'hôpital et que je lui rendait visite, mon père profite d'un moment où ma mère s'absente pour me demander : "Pourquoi je suis là ? Et pourquoi, j'ai besoin d'un respirateur ?" J'en suis presque tombé de ma chaise. Il avait perdu connaissance dans son lit et personne ne lui avait expliqué ce qui lui était arrivé. Pas les médecins qui s'adressait principalement à ma mère car mon père ne pouvait quasiment plus parler. J'en ai été témoin. Pas ma mère. Pas mon frère. Me voilà donc en train d'expliquer à mon père que son diaphragme ne fonctionne plus correctement et les conséquences que cela impliquent.   

Cette fois-là, mon père a survécu. Comme les deux fois suivantes. Depuis février, j'essayais de faire comprendre à mon frère et à ma mère qu'il fallait que l'on aménage au mieux le confort de mon père. Sa maladie évoluait rapidement. Il nous fallait suivre cette évolution et nous assurer que lui et ma mère avaient toute les aides adéquates : un lit médicalisé pour mon père, une aide ménagère pour ma mère, des séances de kiné, le soutien moral avec les réunions de l'ARSLA, etc. Ma mère et mon frère ont fait bloc. Ma mère : "Non ! On a besoin de rien. Je m'occupe de lui". Mon frère : "Non ! Cela va faire déprimer, Papa !".  Alors que mon père qui avait maintenant besoin d'un respirateur me disait : "Oui, ça pourrait être une bonne idée". 

Tout cela (ou presque) a été éventuellement mis en place à force d'obstination, mais tellement trop tard. Quand je pense aux nuits de souffrance que mon père a passé à chercher sa respiration adossé à des coussins sans forme, cela me rend furieuse.

Fin mai, début juin 2018, mon père a été hospitalisé une dernière fois.  On lui a expliqué que d'ici peu, il n'allait plus pouvoir avaler et donc manger. La sonde gastrique a été abordé. Il l'a refusé avec toute la force dont il était capable. Il ne pouvait quasiment plus déglutir, plus parler, plus bouger les bras et à peine bouger les jambes. Il s'est parfaitement fait comprendre par tous : il préférait mourir. Le choix lui a été donné de rentrer chez lui ou d'être placé en unité de soins palliatifs. Il a préféré aller en unité de soins palliatifs. Pour épargner ma mère ? Pour être rassuré d'avoir les médecins à proximité ? Ma mère l'a suivi et est restée à son chevet jour et nuit.

Début juin 2018, il entre en unité de soins palliatifs. Son état se détériore. Il ne peut plus déglutir. Il ne peut plus manger, ni boire. Il est sous respirateur 24h/24. Il sédaté mais se réveille encore parfois, de manière assez imprévisible. Réveils pendant lesquels il est à l'agonie. Un matin alors que je prends le relais de ma mère : mon père se réveille. Il me fait comprendre avec les yeux et quelques mouvements de jambes qu'il voudrait enlever le respirateur. Comme cela était possible, il y a encore quelques jours. Je lui dit que ce n'est plus possible, qu'il ne peux plus respirer sans. Il me fait comprendre qu'il veut l'enlever quand même.  Avec la voix la plus douce possible, je lui dit : "Papa, tu ne peux plus respirer sans. Je ne peux pas l'enlever. Je n'ai pas le droit. Et si on l'enlève, tu vas mourir. Tu comprends ?". Son regard se détourne, il regarde le ciel et les arbres par la fenêtre d'un regard résigné.  Et me regarde à nouveau et cligne des yeux résolument. Deux fois. Cela veut dire "Oui !". Par la suite, il m'a fait comprendre qu'il en avait assez, qu'il voulait être placé en sommeil profond, ne plus se réveiller. Tout simplement, qu'il voulait mourir.  C'est à ce moment là que je lui ai dit que malgré tout, je l'aimais. C'est à ce moment là que je lui ai dit au revoir.

Lorsque j'ai fait part de sa volonté de mourir à ma mère et à mon frère, ma mère m'a dit : "Tu sais bien que ton père n'a jamais été patient et je ne veux pas vous imposer ça, à toi et ton frère." Mon frère m'a dit : "Pourquoi tu lui as demandé, ça ? Cela ne se demande pas si on a envie de mourir ! Tu te rends compte ?". Au final, j'ai pris sur moi d'aller parler avec le médecin en charge de l'unité de soins palliatifs, sans en parler à ma mère ou mon frère. Je lui ai rapporté les volontés de mon père. Il les a confirmé avec lui directement car mon père était toujours lucide, lors de ses réveils.  Le soir même mon père a été placé en sommeil profond jusqu'à sa mort quelques jours plus tard. Je suis la seule à lui avoir dit au revoir.  Lors de son dernier réveil, ma mère a fait semblant de ne pas voir ses regards suppliants. Mon frère lui a dit qu'il était fort.

J'ai trouvé tout cela parfaitement surréaliste. Où était cette famille unie que l'on m'a vendu depuis ma plus tendre enfance ? Où était cette image de famille unie, au moment même où le patriarche de notre famille en avait le plus besoin ? Au cas où j'avais encore un doute : le rapatriement du corps de mon père au Portugal, son enterrement, les actes, les mots qui ont été échangés, les non-dits qui polluent nos échanges depuis la mort de mon père, m'ont confirmé qu'il s'agissait bien d'une image. Notre famille unie n'a jamais vraiment existée. En perdant mon père, j'ai aussi l'impression d'avoir perdu ma mère et mon frère, ainsi que le paradigme qui faisait tenir bon gré mal gré notre famille.  Je ne suis pas certaine que nous nous retrouverons jamais. J'en pleure de désespoir régulièrement. Le reste du temps, je suis en colère. Furieuse, même.

Je suis furieuse des événements qui se sont produits lorsque nous avons accompagné mon père dans sa fin de vie. Je suis furieuse de l'enfance que nous avons eut. Je suis furieuse de n'avoir pas pu écrire autre chose que des pseudo-banalités dans la lettre que j'ai glissé dans le cercueil de mon père, alors que tout n'était pas mauvais tout le temps. Je suis furieuse que ma mère est fait de moi sa confidente, pour en arriver à ce que je souhaite la mort de mon père lorsque j'étais adolescence. Je suis furieuse que ma mère est décidée de canoniser mon père depuis sa mort. Je suis furieuse que mon frère fasse semblant que tout va bien au point de ne pas comprendre pourquoi il était victime d'insomnies seulement quelques mois après la mort de mon père, alors que dixit "C'était la première fois que sa vie allait plutôt bien depuis longtemps". Je suis furieuse que mon père n'est pas été plus présent, plus aimant ouvertement et n'est pas partagé avec nous plus souvent ce personnage solaire qu'il pouvait être parfois. Il n'apparaissait qu'un mois par an, pendant nos vacances au Portugal. Je suis furieuse et lasse des faux-semblants. Je suis furieuse et lasse de cette image idéale à laquelle j'ai été biberonnée et qui n'existe pas. Je suis fatiguée de me sentir si seule face à ma mère et mon frère.

Cela fait bientôt 3 ans. Cela ne passe pas. 
Merci de m'avoir lu et désolée de ce très très très long pavé.

« Modifié: 11 mai 2021 à 15:22:33 par Le-Nita »