je partage la chronique de Luc Ferry
Luc Ferry: «Notre rapport à la mort a changé»
CHRONIQUE - Nous sommes chaque année plus nombreux à être convaincus, désenchantement du monde et sécularisation obligent, de notre absolue et irréversible finitude.
C’est même, sur le plan métaphysique et spirituel, le phénomène majeur des cinquante dernières années. On pourrait presque le mesurer en comparant nos attitudes actuelles avec celles que suscita en l968-69 la pandémie de grippe dite de «Hong Kong» qui fit en France plus de 31.000 morts.
A l’époque, comme le notent tous les observateurs, on n’en parle pratiquement pas, sinon comme d’une grippette saisonnière qui n’inquiète à peu près personne. Quelques écoles sont sans doute fermées, la SNCF est en difficulté tant le nombre de malades est élevé, mais de la droite à la gauche, le personnel politique reste de marbre tandis que la presse se veut rassurante, Le Monde publiant en pleine crise, le 11 décembre l969, un article selon lequel «l’épidémie de grippe n’est ni grave, ni nouvelle».
Nous sommes aujourd’hui aux antipodes de cette étrange indifférence. Nous avons parfois l’impression, au sens propre «surréaliste», d’avoir quitté le monde normal, d’être tombés dans une de ces séries américaines qui décrivent la façon dont les humains tentent de survivre après une catastrophe apocalyptique. C’est peu de dire que la presse, à commencer par les chaînes d’information en continu, ne ressemble guère à celle de l’époque.
Pas de malentendu: je ne dis pas que ce fichu coronavirus n’est pas grave, ni que la presse fait mal son travail, encore moins que le confinement était superflu. Je pose une tout autre question, liée au sentiment que notre rapport à la mort a singulièrement évolué depuis les années soixante, une période qui était sans doute encore assez proche de la guerre (celle d’Algérie ne prend fin qu’en l962 et la deuxième, qui fit plus de 60 millions de victimes, est toujours dans les mémoires), pour que la mort semble pour ainsi dire familière.
Dans «Le Point» de la semaine dernière, je lis avec des yeux éberlués, cette affirmation de Yuval Harari: «Le monde contemporain a été façonné par la conviction que les humains peuvent tromper et même vaincre la mort.» Où est-il allé pêcher une pareille absurdité? Que des scientifiques travaillent ici ou là à l’allongement de la vie est une chose, que nos concitoyens soient pour autant «façonnés par la conviction» d’être immortels en est quand même une autre. On ne saurait davantage se tromper tant ce que nous avons vécu depuis la deuxième moitié du XXe siècle est à l’évidence l’exact l’inverse. À part dans certains hôpitaux psychiatriques, je n’ai encore jamais rencontré un seul adulte sensé qui se prenne sérieusement pour un dieu immortel.
La vérité est que nous sommes chaque année plus nombreux à être hélas convaincus, désenchantement du monde et sécularisation obligent, de notre absolue et irréversible finitude.
L’autre jour, le directeur d’un établissement de pompes funèbres me faisait part de ses inquiétudes: «Naguère encore,me disait- il, nous étions les sous-traitants de l’Église, aujourd’hui, nous sommes en première ligne face aux familles, et nous ne savons plus quoi leur dire, surtout quand il s’agit de non croyants.»
Et de fait, les citoyens des sociétés laïques sont dans une situation qu’on pourrait dire «tragique»: s’ils ne sont pas croyants, ou même un peu moins croyants que par le passé, ils sont à la fois moins protégés par les promesses des grandes religions face à la mort, mais aussi plus exposés que jamais en raison de l’affectivité qui s’est développée de manière exponentielle dans la famille moderne.
Pour les non croyants, ces recours en grâce ont disparu. Il ne leur reste plus guère qu’à freiner des quatre fers devant l’échéance funeste
Pour une majorité d’entre eux, le ciel est devenu vide, il n’y a ni cosmos, ni divinité qui puisse donner la moindre signification à la mort d’un être aimé. Pour Ulysse ou pour un stoïcien, mourir s’était rejoindre l’ordre cosmique, s’y ajointer comme un fragment de puzzle s’ajuste au tableau d’ensemble.
Et comme le cosmos était éternel, en mourant, on devenait pour ainsi dire un fragment d’éternité. La réponse chrétienne était plus belle encore puisqu’elle nous promettait la résurrection des corps et les retrouvailles avec ceux que nous avions aimés. Dans les religions de salut terrestre, à défaut de divinité bienveillante, il restait à tout le moins la pierre et le marbre: on y gravait le nom des héros morts pour la France, des savants et bâtisseurs, une plaque destinée à braver le temps conservait leur souvenir.
Pour les non croyants, ces recours en grâce ont disparu.
Il ne leur reste plus guère qu’à freiner des quatre fers devant l’échéance funeste, ce qui explique à mon sens l’ampleur nouvelle, à proprement parler inouïe, des réactions d’angoisse et de confinement qu’on observe face à la pandémie."