LA SPIRALE SUICIDAIRE
Les recherches sur le suicide (notamment celles du sociologue Émile Durkheim) parlent de ce que l'on appelle le "syndrome du désengagement" pour tenter de décrire l'état d'esprit des personnes suicidaires en train d'élaborer leur geste. Il est important de rappeler que ce modèle n'englobe pas la totalité des personnes qui ont l'intention de se tuer ; ce n'est qu'une proposition pour tenter de comprendre le vécu de la personne suicidaire.
Le terme "désengagement" traduit bien ce qui se passe : la personne est en souffrance pour une raison ou pour une autre. Elle essaie de trouver des réponses à son mal-être, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur d'elle-même. Ce n'est pas l'idée de mort qui prédomine, mais plutôt celle de l'arrêt de la souffrance, quels que soient les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.
Quand elle ne trouve pas les réponses escomptées à l'extérieur, elle tente de trouver refuge à l'intérieur d'elle-même, son environnement lui semblant de moins en moins apte à répondre à son mal-être. Ainsi, progressivement, et très souvent même à son insu, elle se retire de toute interaction avec autrui. Elle semble toujours être en lien avec l'extérieur, mais c'est un lien de surface. Elle trouve de plus en plus de réconfort dans l'idée que mettre un terme à sa vie pourrait être la meilleure façon d'abréger sa souffrance.
Au début, il semble que ce repli soit relativement conscient et volontaire et que l'option du suicide ne soit qu'une modalité parmi d'autres pour arrêter de souffrir. La personne "teste" mentalement ces différentes options et ce processus mental agit comme une sorte de protection psychique visant à prendre de la distance par rapport à un environnement avec lequel elle se sent de moins en moins en phase.
Puis, avec le temps, ce qui était initialement volontaire devient automatique : sans s'en rendre compte, "l'habitude" de penser au suicide s'installe ; le nombre des options se réduit et le suicide apparait de plus en plus valide et "raisonnable" ; l'idée en devient de plus en plus familière. La personne s'enferme alors insidieusement dans la conviction que rien hormis le suicide, n'est capable d'apporter le moindre apaisement ... Les idées suicidaires avec lesquelles elle "flirtait" deviennent de plus en plus prégnantes. Elles deviennent envisageables et même logiques ou évidentes comme moyen ultime d'apaiser la souffrance.
Arrivée à ce stade, la personne suicidaire redoute qu'autrui fasse obstacle à son projet. Elle décide alors de ne plus, ou de ne pas, en parler, de peur qu'autrui tente de l'en détourner. ... Mais il ne faut rien dire à l'entourage. Il ne faut rien montrer ; non pas par défiance, mais gouverné par la conviction qu'ils sont impuissants à apaiser le mal de vivre. C'est désormais à soi de prendre la situation en main.
Et c'est là qu'un certain soulagement s'installe. En effet, il semble que le fait de prendre - enfin - la décision de se suicider apporte un énorme soulagement à cette personne qui cherche depuis si longtemps une voie d'issue. ça y est ! La décision est prise, il n'y a plus à lutter et la vie parait soudain plus douce, plus paisible. La personne vit dans l'anticipation d'un mieux-être à venir, après des mois ou des années d'errance et de confusion. Elle a enfin la clé et elle ne va laisser à personne la possibilité de la lui dérober. Alors, extérieurement, tout semble aller mieux ; elle parait plus calme ; plus rien n'a vraiment d'importance désormais et elle aborde les choses avec détachement et sérénité, même si c'est la sérénité du désespoir.
Sachant qu'elle va bientôt passer à l'acte, la personne suicidaire coupe tous les ponts et les seuls actes significatifs sont ceux des préparatifs de son départ. Plus rien d'autre ne compte.
Oui ..., mais en dépit de la pertinence de ces descriptifs du processus suicidaire, il manque toujours l'absence de réponses définitives. La vérité est que seule la personne qui s'est suicidée serait en mesure de dire pourquoi elle a fait ce geste.
Incidemment, ce qu'il y a aussi de troublant dans le suicide d'un proche, c'est que cette personne qu'on pensait tant connaitre rend manifeste, au grand jour, un mal-être qui reste une énigme, pour tous et pour toujours. Elle affirme puissamment quelque chose qui demeure à tout jamais inaccessible à son entourage, l'abandonnant à la tâche impossible de devoir interpréter le sens de son acte. Elle seule savait ce qui se tramait dans les méandres de son esprit ; elle seule pourrait expliquer pourquoi ; elle seule pourrait dire ce qui a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ...
A l'interrogation s'ajoute parfois le doute. Il y a en effet des situations peu claires où les proches se demandent si, finalement, la personne suicidée souhaitait vraiment passer à l'acte.
Seule la personne décédée détient ce secret. Et cela même, est-ce certain ? Cette personne serait-elle vraiment à même de dire ce qui l'a conduite à se suicider ?
Les personnes suicidaires affirment toujours que l'acte n'a pas pour finalité la mort - même s'il y conduit - mais le soulagement de la souffrance morale. Se tuer, c'est d'abord rechercher la paix. Le fait que le suicide plonge les proches dans une douleur indicible n'est pas nécessairement présent à l'esprit de celui qui se tue à ce moment là. La souffrance d'autrui n'est pas la priorité : on est obnubilé par la sienne propre.
Quand la personne suicidaire a atteint le point de non-retour où sa décision est définitivement prise, il semble que le moindre incident, la moindre frustration soit vécue comme une preuve supplémentaire que la vie ne vaut plus la peine d'être vécue.
D'après le livre du Docteur Christophe FAURE : "Après le suicide d'un proche, vivre le deuil et se reconstruire" -