No llorar / Pas pleurer - Lydie Salvayre - Goncourt 2014
" - Ce commentaire maternel nécessite quelques éclaircissements. Depuis que ma mère souffre de troubles amnésiques, elle éprouve un réel plaisir à prononcer les mots grossiers qu'elle s'est abstenue de formuler pendant plus de soixante-dix ans, manifestation fréquente chez ce type de patients, a expliqué son médecin, notamment chez des personnes qui reçurent dans leur jeunesse une éducation des plus strictes et pour lesquelles la maladie a permis d'ouvrir les portes blindées de la censure. Je ne sais pas si l'interprétation du médecin est exacte, le fait est que ma mère éprouve un réel plaisir à traiter son épicier de connard, ses filles (Lunita et moi) de culs serrés, sa kiné de salope et à proférer son couille putain et merde dès que l'occasion se présente. Elle qui s'était tant évertuée, depuis son arrivée en France, à corriger son accent espagnol, à parler un langage châtié et à soigner sa mise pour être toujours plus conforme à ce qu'elle pensait être le modèle français (se signalant par là même, dans sa trop stricte conformité, comme une étrangère), elle envoie valser dans ses vieux jours les petites conventions, langagières et autres. A l'inverse de doña Pura, soeur aînée de don Jaime et tante de Diego qui, en vieillissant, ne fît que les resserrer, au nom du Père du Fils et du Saint Esprit."
Pas pleurer, Lydie Salvayre, ed.Points 2014, p.66,67 [/u]
Pas pleurer, c'est une bulle de mémoire au milieu de l'oubli, un passé jamais effacé, joyeux, dramatique et violent, planté là, indéfectible témoin au regard sans concession sur une époque noire de cruauté où, comme dans les gravures de Goya, bons et méchants se confondent parfois -souvent- au nom d'idéaux qui, devant la souffrance humaine, perdent tout sens, et perdent ceux qui leur avaient donné du sens.
C'est le récit d'une vieille femme qui était alors, en 1936, une jeune fille, presque une enfant, qui vit les ombres de l'Histoire avancer sur sa vie, et raconte, à travers la plume de sa fille. On est en 1936, en Espagne: les mouvements libertaires, exaltés et euphoriques, refont le monde et s'opposent à la montée du franquisme, mais aussi du stalinisme; il s'agit de se battre contre toute forme d'autoritarisme, dans une Espagne ancrée, embourbée dans ses traditions. Le fascisme vaincra et plongera l'Espagne dans une dictature de près de quarante ans.
Le discours indirect libre donne au récit une vivacité extraordinaire; la langue espagnole, celle d'une femme comme tant d'autres déracinée, est un coeur qui bat, vient alimenter cette bulle, cette mémoire, que Lydie Salvayre a voulu "mettre en sûreté [...] puisque les livres sont faits, aussi, pour cela". Une écriture vraie, qui raconte avec simplicité, sensibilité, humour, cynisme parfois, ces évènements, cette mémoire, par devoir et par amour.
V.RAMOND