Yacine,
Je crois comprendre ce dont tu parles. C'est un ressenti, ou plutôt un questionnement? Une peur? que je partage... Qui m'a traversé, me traverse par moment... je crois qu'avant l'arrêt cardiaque qui a emporté mon chéri, une part de moi continuait à croire à ces contes de fées idiots dont on nous abreuve dès l'enfance... A l'idée d'un amour tellement romantique, tellement fort... tellement idéalisé surtout... qu'il survivrait à tout... Où alors, dans le pire des scénarios possibles (qui n'était alors qu'une menace totalement chimérique, impensable): un amour si fort qu'il nous rendrait inséparable au point que si l'un de nous deux mourrait, l'autre disparaîtrait avec lui...
Cet idéal trop élevé, c'est la bête à abattre. Du vivant de mon chéri déjà, il arrivait qu'il s'insinue comme un venin dans mes pensées... un venin qui m'a fait douter... Et comme il est difficile d'admettre ça aujourd'hui... Ce doute, ces ratés, ces erreurs de parcours, ces besoins de distances, ces peurs infondés... alors qu'aujourd'hui: il me manque tant. Que je souhaite sa présence avec tant d'ardeur...
Et pourtant je suis toujours debout, et parfois le venin se réactive... Pourquoi ne suis-je pas morte avec lui? Si je l'aimais vraiment? Comment puis-je continuer à vivre? Comment puis je encore, parfois, me surprendre à sourire, à ne pas penser à lui l'espace de quelques minutes, à apprécier à nouveau certaines choses de la vie? Et alors, j'ai peur. Peur d'être sèche à l'intérieur. De m'assécher. De n'être plus capable de m'émouvoir, de pleurer, d'aimer.
Je me dis que si j'ai pu survivre, si je continue à survivre à son départ: s'il y a en moi quelque chose de suffisamment fort pour survivre au départ de celui qui était devenu le centre de mon monde: c'est qu'il y a en moi quelque chose de fort... de trop fort, de dur, de solide comme un roc. Et parfois, ce quelque chose en moi qui reste debout malgré tout: je lui en veux. Je le déteste. Je me trouve froide. J'aimerais étouffer dans mon mal être et rejeter chaque petite accalmie, chaque petit mieux être.
Parce que je culpabilise de n'avoir pas, au fond de mon cœur, cette certitude qu'il existe au moins une personne en ce monde dont je pourrais dire: "je ne pourrais pas vivre sans elle".
La réalité, c'est qu'il était devenu la personne la plus importante pour moi... qu'il est mort et que je suis toujours en vie. Alors, oui, parfois, j'ai peur d'être blindée... Blindée et nécessairement seule au fond de ma carapace.
Et pourtant, je ressens au fond de moi que de ne pas pouvoir vivre sans quelqu'un et d'aimer cette personne sont deux choses bien différentes.... Mais j'aurais aimé ne jamais avoir à le découvrir. J'aurais aimé pouvoir continuer à mêler "amour" et "attachement" sans jamais avoir à les différencier. J'aurais aimé, pour des années encore, vivre cette dépendance qui s'installe au point de rendre chaque séparation intolérable... J'aurais aimé connaitre encore des milliers de fois le soulagement de retrouver les bras de mon aimé pour mettre fin à cette souffrance... Et même aujourd'hui, face à la réalité de son départ.... je regrette parfois de n'être pas "morte d'amour".... Etre morte en étant convaincue qu'il s'agissait là d'une ultime preuve d'amour.
Mais tristement, je crois que la réalité est tout autre. Je crois que si j'avais réagi ainsi, si je choisissais de réagir ainsi aujourd'hui, ce n'est pas l'amour mais l'attachement, la dépendance qui dicteraient mes actes...
Mais il y a toujours en moi ces images... où je me vois entrain de m'effondrer dans le malheur, de le rejoindre.... et elles sont tellement séduisantes. Une scène de tragédie romantique.... A côté, la réalité du deuil semble tellement peu séduisante... Les jours qui passent, le quotidien.... se lever, penser à lui, manger, faire, marcher, penser à lui, essayer de ne pas penser, se mettre en pilotage automatique, rentrer, penser à lui, manger, s'abrutir devant la télé, tenter de dormir, penser à lui, penser, penser, craquer parfois, puis tenter de dormir, à nouveau..... etc.... Et pour ma part, c'est cette "banalité", cette répétition dans le deuil.... cette absence d'extraordinaire dans cette vie qui continue (en opposition à l'idée de sa mort, qui demeure tellement absurde, tellement impensable, inimaginable, incompréhensible...). C'est cette platitude, qui succède aux vagues émotionnelles des premiers mois, qui me fait craindre parfois d'être entrain de me robotiser. De me "zombifier"... D'être déconnectée....
Et pourtant, il faut bien survivre et je crois que ce "blindage", cette désagréable sensation d'être déconnecté, insensible... c'est juste une autre carapace qui recouvre la plaie.... Mais nos sensibilités sont toujours là, à vifs. Parfois à nu, parfois dissimulées derrière une sorte de froideur, d'indifférence... lorsque l'anesthésie s'impose comme meilleur mécanisme de défense...
Alors comme toi Yacine, j'accueille avec gratitude chaque larme, chaque vague de tristesse, chaque pincement au cœur qui viennent me rappeler qu'il reste un cœur qui bat sous la carapace.... Et puis d'autres fois.... je m'observe et je me trouve plus dure... plus sèche.... et j'essaye de ne pas trop me juger pour ça.... Il y a des éponges qui gardent tout à l'intérieur, elles n'en demeurent pas moins des éponges....
Merci d'avoir partagé avec nous cette anecdote de l'abeille et de m'avoir ainsi offert de mettre des mots sur ce douloureux ressenti qui m'accompagne moi aussi, sur ce long chemin...