petit partage de textes du café philo sur
LA PEUR DE LA MORT PEUT-ELLE ÊTRE DÉPASSÉE ?
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(remarque à ce café beaucoup de personnes se sont désinscrites quand elles ont reçu les textes ..)
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Peut-on ignorer la mort ?
Le plus simple moyen pour ne pas être confronté à la mort, c’est ne pas y penser consciemment. Mais ce n’est certainement pas le moyen le plus efficace, il s’agit au sens pascalien d’une diversion : on fait diversion pour ne pas y penser.
La mort, cet aspect de la vie auquel nous feignons de ne pas penser.
Blaise Pascal (1623-1662)
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En raison de notre nature humaine,
être humain c’est être conscient de la mort
L'animal, sans doute, ne rumine pas l'idée de la mort. Il ne craint que contraint de craindre. Le péril disparu, la puissance du pressentiment funeste s'évanouit : la mort n'a plus d'aiguillon et ne joue plus aucun rôle. C'est que rien d'inutile, rien de disproportionné n'apparaît dans la conduite de l'animal. Il n'est à chaque instant que ce qu'il est. Il ne spécule pas sur des valeurs imaginaires, et il ne s'inquiète pas de questions auxquelles ses moyens ne lui permettent de répondre.
Il en résulte que le spectacle de la mort de ses semblables, qui peut, dans le moment même, l'émouvoir ou l'irriter quelquefois, ne lui cause pas de tourments illimités et ne modifie en rien son système tout positif d'existence. Il semble qu'il ne possède pas ce qu'il faut pour conserver, entretenir et approfondir cette impression.
Mais chez l'Homme, qui est doué de plus de mémoire, d'attention et de facultés de combinaison ou d'anticipation qu'il n'est nécessaire, l'idée de la mort, déduite d'une expérience constante et, d'autre part, absolument incompatible avec le sentiment de l'être et l'acte de la conscience, joue un rôle remarquable dans la vie. Cette idée excite au plus haut degré l'imagination qu'elle défie. Si la puissance, la perpétuelle imminence, et, en somme, la vitalité de l'idée de la mort, s'amoindrissaient, on ne sait ce qu'il adviendrait de l'humanité. Notre vie organisée a besoin des singulières propriétés de l'idée de la mort.
L'idée de la mort est le ressort des lois, la mère des religions, l'agent secret ou terriblement manifeste de la politique, l'excitant essentiel de la gloire et des grandes amours, l'origine d'une quantité de recherches et de méditations.
Parmi les produits les plus étranges de l'irritation de l'esprit humain par cette idée (ou plutôt par ce besoin d'idée que nous impose la constatation de la mort des autres), figure l'antique croyance que les morts ne sont pas morts, ou ne sont pas tout à fait morts.
Paul Valéry (1871-1945)
La peur des morts, 1934
Préface de Paul Valéry au livre de Sir James Frazer La crainte des morts
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Conscience de sa mort ou conscience de sa mortalité ?
Je ne suis pas plus fort que les autres : je n’arrive pas à comprendre le néant, mon propre néant futur, mon néant, bien que le néant jure avec l’idée de sa possession : je me vois donc mort, mais incomplètement, je me représente une existence dégradée : allons, je n’ai pas fait beaucoup de progrès depuis Achille. Enfin je prends cet état pour un avertissement continu de ma mort. Je trouve cet état horrible, la mort me dégoûte si elle est vraiment cela, si elle est moins la négation de tout ce qui va venir qu’une disposition encore humaine comme la maladie, le froid, la douleur physique. Je me sens mort : l’indifférence est mûre. Je ne peux pas appeler ces semaines que je vis autrement que : mort, c’est tout ce qu’un vivant peut penser quand il veut approcher d’aussi près qu’il le peut de la signification du néant. La véritable mort est ce qu’elle est, ce que la vie n’est pas, ce qu’est l’état d’un homme quand il ne pense rien, quand il ne se pense pas, quand il ne pense pas que les autres le pensent.
Paul Nizan (1905-1940)
Aden-Arabie, 1931
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Mais la conscience de la mort n’est pas toujours la peur de la mort
Ces deux notions sont souvent associées mais elles ne sont pas nécessairement liées. Pour avoir peur de la mort, il faut être conscient de sa mortalité (même de manière très inconsciente) ; il s’agit bien d’une condition d’existence de la peur de la mort. Mais à l’inverse, la conscience de la mort n’implique pas automatiquement la peur de la mort.
Je voulais encore évoquer ceci : le discours sur la mort. La peur de la mort n'était pas qualitativement différente, pour autant que je m'en souvienne, de celle que l'on connaît dans la vie normale. Aujourd'hui, nous avons beau être libres, nous savons tous que nous allons mourir, et là-bas non plus on n'ignorait pas que la mort frappait : non pas dans dix, vingt ou trente ans, mais dans quelques semaines, dans un mois. Étrangement cela ne changeait pas grand-chose. La pensée de la mort était refoulée, comme dans la vie courante. La mort ne figurait pas au registre des mots ou des peurs quotidiennes, on manquait si cruellement de tout, de nourriture, de chaleur, il était si vital d'éviter la fatigue et les coups, que la mort, qui n'apparaissait pas comme un péril immédiat, était escamotée.
Primo Lévi (1919-1987)
Le devoir de mémoire, 1985
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Et si le problème n’était pas la mort mais notre regard sur la mort ?
La mort n’est rien en soi, c’est notre regard sur la mort qui conditionne notre attitude à l’égard de la mort. Déjà dans l’antiquité, les philosophes apprenaient à ne plus s’inquiéter de la mort et la manière de bien la vivre et de bien vivre notre condition mortelle.
Familiarise-toi avec l'idée que la mort n'est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n'est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu'elle n'y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d'immortalité. En effet, il n'y a plus d'effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n'a rien d'effrayant. Il faut ainsi considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu'elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l'idée qu'elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l'inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n'est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n'est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus. La mort n'a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu'elle n'est plus rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus.
La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie. Le sage, par contre, ne fait pas fi de la vie et ne craint pas la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la non-existence comme un mal. En effet, de même qu'il ne choisit certainement pas la nourriture la plus abondante, mais celle qui est la plus agréable, pareillement il ne tient pas à jouir de la durée la plus longue, mais de la durée la plus agréable. Celui qui proclame qu'il appartient au jeune homme de bien vivre et au vieillard de bien mourir, est passablement sot, non seulement parce que la vie est aimée de l'un aussi bien que de l'autre, mais surtout parce que l'application à bien vivre, ne se distingue pas de celle à bien mourir. Plus sot est encore celui qui dit que le mieux c'est de ne pas naître. Mais lorsqu'on est né, de franchir au plus vite les portes de l'Hadès. S'il parle ainsi par conviction, pourquoi alors ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui sera facile, si vraiment il a fermement décidé de la faire. Mais s'il le dit par plaisanterie, il montre de la frivolité en un sujet qui n'en comporte point. Il convient de se rappeler que l'avenir n'est ni entièrement en notre pouvoir, ni tout à fait hors de nos prises, de sorte que nous ne devons ni compter sur lui, comme s'il devait arriver sûrement, ni nous priver de tout espoir, comme s'il ne devait certainement pas arriver.
Épicure (-341,-271)
Lettre à Ménécée
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POUR APPROFONDIR CE SUJET
- Petite anthologie du bien-mourir, Philippe Martin, Vuibert, 2012
- La philosophie comme manière de vivre, Pierre Hadot, LGF, 2003
- Qu’est ce que la mort ?, Roland Quilliot, Armand Colin, 2000
- La question de la mort, Alexandra Roux, L'Harmattan, 1999
- L’homme et la mort, Edgar Morin, Seuil, 1976
- La peur et l’angoisse, Paul Diel, Payot, 1968
Quelques classiques sur ces questions
- Lettre au Gréco, Nikos Kazantzaki (1961)
- Pensées pour moi-même, Marc Aurèle
- Manuel, Epictète
- De la vieillesse, De l’amitié, Des devoirs, Cicéron, t
- Lettres ; maximes ; sentences, Épicure
- Apologie de Socrate, Platon