Mon chemin, depuis…
Quand on perd son compagnon, les gens se disent : oh, mon Dieu, elle a perdu l’Amour de sa vie, sa moitié, elle ne le verra plus jamais, jamais, plus jamais. Plus d'amour, plus de projet, plus d’avenir.
Jamais, plus jamais.
Oui, c’est cela qui frappe en premier : l’absence, la perte de contact physique, ne plus entendre sa voix, son rire, ne plus toucher sa peau, ne plus sentir son odeur, son parfum…
Mais c’est aussi tellement d’autres choses que seule cette épouvantable expérience permet de comprendre.
Des choses capitales, comme ces silences complices, des questions qui ne se posent même pas, une présence quelque part, même si on ne le voit pas, il est là, un sourire, un éclat de rire, des projets, un avenir ensemble, des discussions sans fin, des envies ensemble, des câlins…Une vie à deux, dans laquelle on ne fait plus qu’un.
Des choses bêtes aussi, un objet posé là, et que je retrouve exactement au même endroit, plus de serviette de toilette en bouchon sur le bord du lavabo, plus son linge à laver, plus son écriture dans la liste de courses, qui se glisse au milieu de la mienne, un tube de dentifrice que je vide seule, plus d’avis sur un nouveau produit que j’ai acheté, la vaisselle que j’ai eu la flemme de faire, traîne toujours dans l'évier deux heures plus tard… C’est bête.
Des choses graves, comme des choix financiers, des dépenses inattendues, des placements raisonnables à la banque, une vente de maison, ou de voiture, seule à prendre ces décisions, sans son avis tellement sage, judicieux et réfléchi, tellement indispensable. La peur de faire le mauvais choix…Changer la télévision ou la faire réparer ? Appeler le plombier ou le chauffagiste ? Le devis, est-il correct ou profitent-ils de ma solitude, de ma faiblesse, de mon incapacité ?
Et des choses douces aussi, une main qui se glisse dans la mienne, le soir dans un demi sommeil, une fleur du jardin dans mon bol de petit-déjeuner au début du printemps, un petit post-it donnant une info banale mais avec un cœur dessiné, une séries de photos prises au petit jour avec mon appareil, que je découvre par hasard, ma voiture qu’il a sortie du garage pour qu’elle soit chaude quand je vais la prendre…
« Mimi, vite venez, voilà les grues qui remontent du sud, c’est le printemps ! Mimi, prenez votre appareil photo, notre couple de bouvreuils est là. » Mimi… plus personne pour m’appeler Mimi… Fini.
Les premiers temps, j’ai continué à acheter ce qu’il aimait, quand je faisais les courses, par reflexe, et je pleurais à gros sanglots en les sortant du sac, de retour à la maison, tous ces sacs qu’il a fallu remplir seule et porter seule, et ranger seule, c’est bête, hein, de pleurer devant un sac d’hyper marché.
J’avais envie de regarder l’open de tennis, il aimait tant cette période, les courses de Formule 1. Envie de les lui enregistrer. Et je pleurais sur le programme de télévision.
Parler de lui au présent, je me reprends, non c’est le passé, mais le présent est encore doux, le passé est trop dur. J’emploie ses expressions, je dis « comme lui », et je m’effondre en me souvenant d’hier, ou avant-hier.
La sonnerie du téléphone retentit, je sursaute, je me mets à trembler avant de réaliser que cela ne peut pas être lui. Mon cœur devient aussi froid que la glace.
Un bruit dans l’escalier et ce même cœur s’emballe… pour mieux se ratatiner quand le cerveau a renvoyé l’information : IL NE MONTERA PLUS JAMAIS LES ESCALIERS.
Toutes ces habitudes, toutes ces attentes, tous ces réflexes, vains à présent et si douloureux.
A la place, le silence, la solitude, la peur, le chagrin. Un mal-être terrible. Un vide sidéral.
Les premiers temps, je meurs chaque jour, mille fois.
Dans le miroir de la salle de bain, son visage tandis qu’il se rase.
Non, le mien, pâle et ridé, 10 ans de plus, brusquement.
Une seule brosse à dent.
Ses vêtements dans l’armoire, imprégnés de son odeur, moment particulièrement difficile, ses vêtements et son odeur. Tellement envie de se noyer dedans, mais cela fait tellement mal aussi.
Explosion de chagrin, tordue de douleur. Le corps entier réagit.
Notre chambre, des photos partout, des dessins, des tableaux, des objets, achetés ensemble, ramassés ensemble, peints ensemble.
Le lit. Notre lit. Lit de repos, lit pique-nique, lit de discussions, de projets, de rires, lit d’amour, peau contre peau, souffles courts mais au même rythme, et bonheur partagé.
Et lit de malade aussi, lit d’insomnie et d’inquiétude.
Lit de solitude maintenant. Trop grand, trop froid.
Jamais plus. Jamais plus.
Tout devient lourd, insupportable dans le vrai sens du terme, irréalisable, inacceptable, intolérable. Je regarde le monde à travers un rideau de larmes, j’ai pris l’habitude d’avoir les yeux qui brûlent et les paupières gonflées, j’ai des paquets de mouchoirs en quantité à portée de mains. Rien n’a d’intérêt que de retourner dans le passé pour être avec lui et plus je retourne dans le passé, plus je suis mal, et pourtant, c’est une obligation, c’est vital, même. Il le faut, pour survivre. Plus tard, il faudra m’en éloigner un peu, pour survivre aussi, mais çà, c’est plus tard, plus tard, bien plus tard.
Et puis, en plus de cet effondrement, comme si cela n’était pas suffisant, comme si il fallait repousser les limites, me voilà soudain face à des tonnes de situations inconnues, de décisions à prendre, de problèmes à régler. Où a-t-il pu ranger cela ? Comment dois-je faire ceci ? A qui dois-je m’adresser ? Pourquoi a-t-il fait comme cela ? Quand faut-il que je fasse ceci ? Je me plonge dans les notices d’utilisation, quand je les trouve, je cherche la dernière facture sur la voiture, je me bats avec l’administration pour lui faire entendre que maintenant, le chef de famille, c’est moi, moi toute seule, moi, la veuve.
Et le soir je m’effondre d’épuisement ou de chagrin quand la journée n’a été qu’une suite d’échecs. Jamais je n’y arriverais sans lui. Jamais, encore ce mot, jamais.
Autour, il y a la famille, pour moi très présente, très attentive, très aimante et sans faille.
Mais il y a aussi les « autres » qui ne savent pas quoi dire, les voisins, les inconnus, les amis : « Alors, çà va ? » Pire encore : « Tu es forte, tu vas t’en sortir.» Le pire du pire : « Cà fait un an maintenant, faut que tu arrêtes de ruminer. » Et pire du pire du pire : « Tu es encore jeune, tu verras, tu peux rencontrer quelqu’un. »
Je marmonne, pour éviter le clash. Je fuis, pour éviter la claque. Je me lâche toute seule enfin : « Gros con, va, comment peut-il imaginer que je peux envisager cela ? Comment il peut penser que je peux LE remplacer ? » Cette solitude, si pesante, ce silence qui répond à mes questions, ce manque de pouvoir me reposer sur quelqu’un, cet horizon complètement bouché, c’est ma vie, maintenant, ma vie, à moi. Je vais apprendre à la gérer comme cela, tout simplement, il faudra bien que j’y arrive de toute façon, c’est cela ou la mort.
La mort, c’était le choix immédiat, celui du premier jour, celui du désespoir. Pour quelle raison ne suis-je pas allée au bout de ce projet que j’avais organisé dès que le médecin m’avait ôté tout espoir de guérison ? J’avais pourtant consciencieusement conservé les comprimés qui n’avaient plus d’effet sur ses douleurs, remplacés par d’autres, plus puissants, et puis d’autres encore. Mon trésor de guerre, mon cocktail d’adieu. C’était rassurant finalement de savoir que j’avais les moyens de le suivre aussitôt. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Impossible de vraiment répondre à cette question. Anesthésiée peut-être par la douleur, et incapable de prendre la moindre décision ? Instinct de survie ? Non, çà, je n’y crois pas. En revanche, analyse de la situation dans laquelle je laisserai ma famille et du chagrin que j’ajouterai à leur immense peine actuelle. En même temps, ils ne faisaient qu’un seul deuil… Rendez-vous raté avec la faucheuse.
J’ai choisi la vie. Pour l’instant.
Et puis après, il y a les questions, les remises en questions, les analyses, il y a les faux amis, les déceptions, les inconnus qui se montrent formidables, il y a la colère, l’amertume, la peur, la quête d’une vérité que tout le monde cherche depuis des millénaires.
Où est-il ?
Cet au-delà existe-t-il ?
Ou n’est-il vraiment plus qu’un petit tas de cendres dans une urne blanche, rangée au fond d ‘un trou, scellé d’une vilaine plaque de marbre, dans un cimetière sinistre ?
Alors apparaissent « les signes ». Je les cherche, je les guette, et je les trouve. J’ai tellement envie de les trouver. Et c’est si bon de croire qu’il est encore là, près de moi, à me protéger, à me guider, à m’aimer. JE VEUX LE CROIRE, et d’ailleurs, les hommes de religion ont bien compris ce besoin, qui arrange leurs affaires.
Qui peut me donner des réponses ?
Qui peut apaiser mes angoisses ? Un psy ? Un pasteur ? Un autre « endeuillé » qui a reçu la grâce d’avoir des réponses ?
Dois-je continuer sur ce chemin ?
Ne suis pas en train de devenir folle ?
La douleur va-t-elle s’apaiser un peu ?
Vais-je m’habituer à l’absence, au vide ?
Saurais-je un jour revoir le monde en couleurs ?
Dieu existe-t-il ?
Est-ce vrai ce long tunnel où l’on revoit sa vie, où l’on retrouve sa famille, ses amis déjà partis avant d’arriver à cette lumière céleste et magnifique ?
Comment rester le plus proche possible de lui ?
Dois-je rester le plus proche possible de lui, où apprendre à vivre seule maintenant, sans lui ?
Mon pauvre cerveau, je le mets à rude épreuve et parfois il menace d’imploser.
Il y a aussi les nouveaux rituels qui apparaissent, sans même en avoir tout à fait conscience. C’est une bougie que j’allume le matin, comme un baiser pour le réveiller, et que je souffle le soir avec tristesse (mais par prudence), comme une nouvelle petite mort. C’est son alliance autour de mon cou, que je triture souvent dans la journée et le soir en m’endormant comme un enfant qui se rassure avec son « doudou ». Il y a aussi le ciel étoilé qui m’attire, l’infiniment grand, l’espace cosmique, outre qu’il vous passionnait, il reste si mystérieux qu’il pourrait être votre nouvel maison. Pourquoi pas ? Laquelle est votre étoile, laquelle est donc la mienne, celle à qui je peux parler et vous parler…Encore des questions sans réponse.
Nom de Dieu, si la mort est si belle, pourquoi la garder mystérieuse et douloureuse ! Cette torture n’est pas digne d’un Dieu bon et généreux dont on nous rebat les oreilles dès notre plus jeune âge.
Et puis il y a aussi la peur.
Plus peur de rien, le pire, je l’ai vécu : la maladie, la lente dégradation du corps de celui qu’on aime, sans pouvoir rien faire, l’attente insupportable, que cela s’arrête, trop de souffrance, non, que cela dure encore le plus longtemps possible, que je le garde avec moi. Non, il faut qu’il soit délivrer maintenant de ses douleurs, non, il ne peut pas partir, j’ai encore trop de choses à lui dire, à vivre avec lui… NON !
Après, « même plus peur », de rien. A en prendre des risques même, des médicaments pour dormir, pas pour mourir, mais un peu trop quand même, de l’alcool qui peut brouiller l’esprit et détendre les muscles crispés en permanence. Prendre la voiture et rouler un peu trop vite, avec en flash l’idée du coup de volant de dernière minute. Marcher sous la pluie, tête nue et corps trempé, de larmes aussi. Mal se nourrir, ou ne plus se nourrir, ou trop se nourrir. Ranger, abattre, bucheronner … jusqu’à l’épuisement physique, là où le corps va se rompre et tomber. Bleus, griffures, hématomes, bobos en tous genres, ongles rongés, peau desséchée, cheveux en berne… Douleurs physiques pour tenter d’oublier la douleur morale. Auto destruction avant de s’apercevoir que le mal que je me fais ne ramènera pas le bonheur d’avant.
Peu à peu, il faut calmer les excès, et reprendre le bon chemin, celui de la vie.
Peur de tout aussi. Et avant tout, peur du lendemain. Peur de ne pas savoir. Peur de rester un zombie, entre mort et vie, entre ciel et terre, mal partout, pas sa place, plus sa place. Peur de ne plus être « humain », ne plus savoir aimer, ne plus savoir ce qu’est la solidarité, la générosité, l’intérêt des autres. De rester enfermée dans mon chagrin, ma douleur, mon désespoir et ne plus voir souffrir le monde en guerre.
Peur de tout, du vent qui souffle trop fort qui risque de briser des arbres, d’emporter la toiture, peur du froid qui risque de couper la chaudière et immobiliser l’auto, peur d’un bruit inconnu dans le jardin. Peur de ne pas pouvoir tout assumer maintenant, seule.
Peu à peu, le jardin change, quoiqu’il arrive, la nature ne s’arrête pas. Un arbre qui meurt, un autre qui pousse. C’est lui, et c’est moi.
Dans la maison aussi, il y a du changement. Les objets usuels qui s’arrêtent de fonctionner, et moi, je dois les mettre au rebut, tandis que vous les auriez démontés, autopsiés et réparés, c’est sûr. Ce meuble qui sera plus pratique ici, et cet autre en promo que nous voulions acheter.
Je me dis que si vous reveniez de votre long voyage, je serais obligée de vous faire « visiter » votre maison pour que vous y retrouviez votre vie.
18 mois.
J’ai appris.
Appris à ne plus l’attendre, appris à ne plus l’entendre.
J’ai appris à contenir mes larmes, et réappris à sourire et à rire.
J’ai aussi appris à ne pas avoir de réponses à mes questions. A prendre les tout petits bonheurs comme de grandes joies, à regarder le monde qui tournait autour de moi et dont maintenant je fais de nouveau partie.
J’ai appris que demain est un autre jour.
Que tout peut arriver, le mal ou le bien.
Et que je peux me débrouiller sans lui. Pas le choix.
J’ai appris à faire démarrer la chaudière, et le tracteur, à purger les canalisations, à repeindre les volets, à enterrer mes petits chats dans le jardin, seule avec ce chagrin supplémentaire, à prévoir la révision de l’auto, ramoner la cheminée, à…
Et aussi à regarder en arrière le chemin parcouru, à regarder encore plus loin en arrière notre magnifique vie ensemble, à feuilleter nos albums photos avec amour, à me souvenir de notre bonheur.
J’ai appris qu’il y a et aura encore et encore des grands moments de chagrin et de douloureuses solitudes.
Qu’il aura peut-être des moments de paix, des vrais.
Mais je ne sais pas encore regarder l’horizon.
Et je sais que je ne serais jamais vraiment heureuse sans lui, mais je suis vivante.