RECIT DU 25/09/2012
Il y a exactement deux mois moins une heure et 7 minutes, mon amour était déclaré mort au bas de son immeuble.
d'abord, vous devez savoir qu'il était marié à une femme malade de sclérose en plaque depuis 12 ans. Il s'en occupait seul à leur domicile,il refusait toue aide médicale et toute idée d'hospitalisation. Quand je l'ai rencontré, il y a un an, sa femme était déjà grabataire et invalide depuis plusieurs années. Depuis quelques mois, elle ne parlait plus, ne voyait plus. Il ne savait même pas si elle le reconnaissait, si elle était encore consciente de sa présence à lui. Il croyait sa vie finie. Lorsqu'il rentrait chez lui, il affrontait la maladie, le désespoir, la solitude la plus atroce face à cette femme qu'il avait aimée et qui n'était même plus l'ombre de son amour.
Puis nous nous sommes rencontrés. Je savais qu'il ne l'abandonnerait jamais. On faisait des projets quand même. Nous savions qu'il se passerait des mois, des années, avant que nous puissions vivre ensemble. J'acceptais cette réalité, parce qu'elle faisait partie de mon Emmanuel et de la relation que nous avions.
J'écrirai plus tard notre amour, je raconterai l'homme merveilleux qu'il était. Mais ce soir, il y a deux mois exactement qu'il est mort, le 25 septembre et j'ai besoin de raconter sa mort atroce, horrible, absurde et par certains côtés tellement incompréhensible.
Le soir où il est mort ...
Tout a commencé à 19 heures 40 …
Je l'avais quitté vers 18 heures 30 devant le collège, Nous venions de co-animer notre premier cours ensemble et nous félicitions de notre succès. Nous avons traîné comme d'habitude avant de rentrer dans nos chez-nous respectifs.
Projets pour le cours de la semaine suivante. Une dernière cigarette dans les rayons du soleil couchant, devant son scooter et au pied de ma voiture. Le lendemain nous devions manger ensemble à midi, et je lui ai demandé ce qu'il voulait manger. Il m'a répondu que même une boite de raviolis lui ferait plaisir, en ma compagnie. Il riait. Il a dit qu'il amenait les croissants du petit-déjeuner.
Il a eu l'air absent tout d'un coup, et il est parti très vite. Je savais qu'il angoissait de retrouver sa femme, qui poussait des râles inarticulés depuis trois jours.
J'ai fait un saut au supermarché, pour acheter un plat préparé pour le lendemain, et pour ce soir-là, j'ai pris un poulet rôti.
En arrivant à la maison, j'ai mis le poulet à réchauffer et j'ai dit aux enfants qu'on mangeait dans un quart d'heure. En attendant, j'ai voulu appeler ma maman. Il était 19 heures quarante, je m'en souviens parce que j'ai vérifié l'heure avant de téléphoner.
J'ai dû faire un faux numéro, parce qu'au lieu de ma mère, j'entends la voix d'Emmanuel . Surprise, je dis bêtement :
-- Emmanuel ? Ça va ?
Et il me répond d'une drôle de voix, une voix assourdie, que non. Je sens tout de suite qu'il y a quelque chose d'anormal. Il refuse de m'en dire plus. Je lui demande si je le dérange et il confirme.
Je lui propose alors de le rappeler dans un quart d'heure, le temps de manger vite fait et de passer un peu de temps avec mes enfants. Il me dit :
-- Dans un quart d'heure, je risque de ne pas répondre.
-- Alors je t'appelle dans une demi-heure.
-- Je ne répondrai pas non plus.
-- Bon, alors téléphone-moi quand tu en auras envie, s'il te plaît, je suis inquiète.
-- Je ne te téléphonerai pas ce soir, mais j'allais t'écrire, pour t'expliquer.
Je comprends alors qu'il veut rompre, mettre un terme à notre relation. Il en avait déjà parlé, plusieurs fois, mais comme d'une éventualité. Ce soir, je comprends que c'est sérieux et j'ai la voix qui tremble, mes larmes montent :
– OK, mais tu peux essayer de m'expliquer là, au téléphone, me laisse pas comme ça ...
Puis, après un silence, il dit :
-- Bon alors,tu veux bien laisser tes enfants manger tous seuls ? Je ne vais pas te prendre longtemps, j'en ai pour 5 minutes. Si tu ne me parles pas maintenant, tu ne me parleras jamais.
J'accepte, évidemment, persuadée que mon amour va rompre, que c'est notre dernière conversation. J'essaie d'être calme, de respirer, de ne pas le stresser davantage qu'il ne le semble déjà. Il prend une grande inspiration :
-- D'abord, Muriel, il faut que tu saches que je t'aime plus que tout au monde !
Je ris à travers mes larmes et déclare avec fougue :
-- Oh oui ! Ça, je le sais ! C'est la seule chose dont je sois vraiment certaine ! Je t'aime tant moi aussi.
Un silence, et puis :
-- Tu sais, je t'ai menti, un peu … Pour Teresa, je ne t'ai pas tout dit... c'est beaucoup plus grave que tout ce que je t'ai dit. Teresa, c'est fichu. Pour Teresa, c'est fini …
Je comprends alors que sa femme est morte Je pleure de plus belle.
Je lui propose de venir, pour l'aider, lui tenir compagnie, pleurer avec lui. Il refuse. J'insiste. J'entends alors des bruits étranges. Comme un cri, mais un cri inarticulé, horrible, comme un animal blessé. Il sent que j'ai entendu, que j'écoute et il dit :
-- Tu sais, je n'en peux plus de l'entendre … c'est tout le temps, c'est trop dur …
Je réalise alors que sa femme n'est pas morte, qu'elle est là, à côté, et qu'elle pousse ces cris affreux qui semblent monter de très loin dans son corps. Nous nous taisons tous les deux pour écouter les cris de Teresa. Il reprend :
-- Pour elle, c'est trop tard, c'est fichu …
Je comprends que Térésa est mourante. Je me propose d'appeler les secours. Il refuse catégoriquement. J'insiste : il se fâche. Je suggère d'appeler pour lui son père, qui habite à côté, ou de faire appel à son ami N., le seul à être déjà entré dans l'appartement. Il s'entête dans son refus, répétant que c'est trop tard, que c'est fichu.
Et dans un éclair, je ne sais pas comment puisqu'il ne me dit rien clairement, je réalise qu'il va euthanasier sa femme, mettre fin à ses 12 années de souffrance. Je suis glacée d'horreur mais ma décision est prise en un clin d'oeil. Je respire un bon coup :
-- Emmanuel, tu ne peux pas faire ça tout seul. Je viens, je veux être avec toi …
-- Je ne veux pas que tu viennes. Je t'interdis de venir, tu m'entends ? C'est trop horrible, trop horrible...
Cela doit bien faire maintenant 45 minutes que nous sommes au téléphone, moi suppliant, réduite à deviner l'impensable, lui parlant à demi-mots, fuyant, évasif …
J'entends toujours les cris de Teresa. J'entends aussi de drôles de bruit que je n'identifie pas, comme du vent, ou de l'eau. J'imagine qu'il a mis Teresa dans un bain chaud, qu'il lui a ouvert les poignets, qu'elle se vide.
Et lui il répète que c'est trop horrible, trop horrible.
Je parviens à me ressaisir et j'essaie de le raisonner.
-- Tu ne peux pas rester tout seul, laisse-moi venir !
-- je te l'interdis, tu entends. Ce sera encore plus horrible.
-- Ecoute, Emmanuel, tu ne peux pas faire ça. Tu vas foutre ta vie en l'air, et la mienne avec. Tu vas te retrouver en tôle...
-- J' ai tout prévu. Ils ne me prendront pas.
Je propose pour la énième fois d'appeler les secours, ils vont l'aider, ils vont t'aider, laisse-moi t'aider, Emmanuel...
– Non, je ne veux pas que tu viennes. Tu seras trop malheureuse, ce sera trop horrible.
Et puis, tout d'un coup, l'évidence. Je me couvre de sueur de la tête aux pieds. Je suis glacée jusqu'aux os : il va tuer sa femme et se tuer avec !
Fébrilement, je garde Emmanuel au téléphone en continuant à lui dire que je viens, que je l'aime, et je griffonne un message pour mon fils qui est à côté : Appelle le samu, envoie les secours à son adresse, il veut se suicider.
Pendant un temps qui me semble infini, mon fils a le Samu en ligne. Ils comprennent mal la situation, mon fils s'embrouille, finit par se faire entendre. Je continue à retenir Emmanuel :
-- Je t'aime, je ne veux pas vivre sans toi. Je veux me réveiller avec toi tous les matins, je veux te serrer dans mes bras tous les jours de ma vie. Tu m'entends, Emmanuel, je t'aime et ta place est à mes côtés.
Enfin, mon fils revient et crie triomphalement : « Ils arrivent ! »
Emmanuel a entendu :
-- Oh! Tu as appelé les secours. Ma chérie, je ne t'en veux pas.
-- Oui , Emmanuel. Ils arrivent, j'arrive ! Tiens-bon, mon chéri ! On arrive, accroche-toi !
-- Non, ne viens pas ! C'est trop horrible. Ma chérie, tu seras encore plus malheureuse.
Mes enfants m'entourent :
– Emmanuel ! Ne fais pas ça ! On t'aime ! Ta place est avec nous, ne fais pas ça !
Puis il crie dans le téléphone :
-- Ma chérie, ma chérie, ma chérie ! Je t'aime, je t'aime, je t'aime ! Je pars, je pars, je pars...
Soudain, le silence, juste des bip-bip-bip. La communication est coupée. Horrifiée, je lâche le fixe, attrape le portable et mon manteau. Je fonce dans la voiture en criant aux enfants que j'y vais.
En fait, je ne suis pas encore paniquée. Je suis persuadée qu'il a pris des médicaments, chez eux, il y en a tant ! Le temps que les secours arrivent, ils vont le prendre en charge, lui faire un lavage d'estomac, ils vont sauver mon amour ...
Il doit être un tout petit peu plus que 21 heures.
En conduisant, je rappelle le Samu, pour être sûre qu'ils arrivent, je leur dis de se dépêcher, ils me demandent si j'ai le code pour accéder à l'entrée de l'immeuble, je leur dis que non, mais dépêchez-vous …
je rappelle Emmanuel. Contre toute attente, il décroche...Toujours ces drôles de bruits en fond :
-- J'arrive, Emmanuel. Tiens bon. Accroche-toi, je t'aime et j'arrive avec les secours.
-- Ma chérie, c'est trop tard ! Ma chérie, ma chérie, ma chérie ! Je t'aime, je t'aime tant. Je t'aime ! Je pars, je pars, je pars.
Puis une voix déjà lointaine :
Je suis parti, je suis parti, je suis parti...
La communication est de nouveau interrompue.
Cette fois, je fonce. Dans mon affolement, je me trompe de chemin, perds de précieuses minutes à faire un détour. Quand j'arrive au bout de la rue N., je vois et entends les ambulances au loin. Je les suis.Devant l'entrée de la résidence, un gendarme m'intercepte. J'explique qui je suis . Il me dit d'attendre. Je trouve la force d'appeler ma fille pour lui dire de prévenir le père d'Emmanuel. Le policier revient et me fait signe de le suivre. Il me dit :
-- Quand on est arrivés, ils n'avaient pas encore sauté...
Je m'arrête net. Sauté ? Il a dit « sauté », alors ce ne sont pas des médicaments, Oh non !
-- Pour la dame, c'est trop tard, mais le monsieur, ils sont en train de s'occuper de lui.
En bas de l'immeuble, les gyrophares, les ambulances. Je vois la fenêtre grande ouverte, tout là-haut, au 9ème étage, c'est haut, c'est si haut. Et en bas, j'aperçois les jambes et le torse de mon Emmanuel, étendu sur la pelouse. On me fait monter dans une ambulance. Je ris et je dis : « C'est pas moi, la victime ! Occupez-vous de lui ! ». De loin, je vois qu'on lui fait un massage cardiaque. Cela dure longtemps. Puis un homme monte dans l'ambulance. Il se présente comme le médecin. Et il me dit que « Le monsieur est parti. »
Il était 21 heures 26 le 25 sept 2012. Il est à présent 21 heures 55 et nous sommes, nous les vivants, le 25 novembre 2012. mon amour est parti.
Je m'excuse de la longueur et de la dureté de mon récit. Merci à ceux qui m'ont lue. Pardon, j'espère ne pas ajouter à votre peine, mon histoire est tellement, tellement absurde. Par moments, je n'y crois toujours pas. Tant d'amour, pour elle, pour moi et un tel désespoir !
J'espère comprendre un jour ...
Je n'avais jamais raconté cela, sauf à la police.
Je vous souhaite, à tous, une belle nuit, et qu'elle nous soit douce et apaisante autant que cela est possible,
Muriel
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