"Quels sont les effets du deuil sur vous ?"
--> Il est pour moi difficile de répondre à cette question, étant donné que dans mon cas personnel, j'ai perdu deux êtres chers (donc deux deuils) et en plus, j'étais déjà très mal dans ma peau même avant que ces tragédies ne surviennent.
Autrement dit, j'étais déjà en colère, triste, malheureuse, je m'auto-mutilais et j'avais déjà été hospitalisée plusieurs fois dans divers hôpitaux psychiatriques avant de perdre ma mamie et mon cousin... (pour cause d'un très long harcèlement scolaire qui m'avait conduite à la dépendance affective et à la dépression). On m'avait en plus maltraitée dans certains hôpitaux, surtout le dernier où ça avait été l'enfer...
Donc, les effets du deuil ? Ils ont énormément aggravés les sentiments que je ressentais déjà avant : colère, tristesse, angoisses, jalousie...
J'ai aussi parfois l'impression que le deuil me rend méchante. J'ai 22 ans et je trouve que j'ai vécu beaucoup trop de malheurs pour mon âge. Bien sûr, je ne dis pas que je suis la seule à souffrir et il y en a certainement qui vivent pire que moi, mais je suis quand même jalouse du bonheur des autres, de celles et ceux de mon âge qui n'ont perdu personne...
Je connais des gens de mon âge pour qui la vie se résume : "études, amis, amour"...
Moi, c'est : "conséquences du harcèlement scolaire, tristesse, manque, absence, rejet, angoisses"... (oui, car en plus, une personne à qui je tiens me rejette et ça me fait souffrir)...
Et, je ne supporte pas qu'on me parle de psys, je ne dis pas qu'ils ne peuvent pas être utiles pour certaines personnes, mais ce n'est pas utile dans mon cas personnel. A force d'en entendre parler, j'ai peur de perdre toutes les personnes que j'aime et qu'elles soient toutes remplacées par des psys et des médicaments... !!
Un des terribles effets, c'est aussi que je suis hantée par la mort de perdre les rares êtres chers qu'il me reste. Ainsi, à 22 ans, je suis comme une petite fille qui va dans la chambre de ses parents pour voir s'ils respirent encore la nuit...
Je refuse de sortir avec des amis de mon âge (ou disons plutôt "connaissances" car je n'ai plus vraiment de vrais amis) car je préfère rester regarder des séries télévisées ou parler avec ma maman, comme une gamine de 4 ans...
Mais on ne sait jamais : et si elle faisait une crise cardiaque ? Et si elle avait un AVC ? Et si elle avait un accident ? Je dois rester avec elle et profiter d'elle un maximum tant qu'elle est encore là...
(Mes parents fument énormément, mon père est diabétique, le médecin a dit lui-même qu'il était à risque d'infarctus, alors j'ai tellement peur...)
En fait, je n'ai plus de vie. Dès que le téléphone sonne, je me dis que ça y est, c'est pour nous annoncer un décès...
Dès que ma mère rentre ne serait-ce que 5 minutes en retard du boulot, je me dis ça y est il y a eu un drame...
Je sais que "la peur n'évite pas le danger", mais au final, cette phrase me fait encore plus peur...
Je n'ai plus d'études, pas de travail, aucun statut social depuis plusieurs années pour cause de dépression sévère, aggravée par ces deux drames successifs...
De toute manière, je n'ai aucun projet de vie et je ne supporte pas qu'on me dise que ça ira mieux avec le temps...
On me disait ça à 13 ans... Aujourd'hui, j'en ai 22 et au final, tout est encore pire !!! Alors, je perds espoir...
Ma grand-mère avec qui j'ai passé toute mon enfance est morte, ce que je ressens, c'est la sensation d'avoir perdu toute une partie de ma vie et de mon enfance. J'avais 19 ans quand elle est partie...
Mon cousin de 42 ans est mort brutalement, d'une maladie foudroyante qui l'a tué en 19 jours un an plus tard ! Un mois avant, nous étions allés au cinéma ensemble et il allait bien, rien ne laissait présager un tel malheur, alors oui, ça me tue, ça m'angoisse terriblement...
Nous étions très proches, on a passé plein de bons moments ensemble et le choc de sa mort a été d'une très grande violence...
Je restais des heures au téléphone avec lui, quand il venait chez moi on se marrait jusqu'à plus de 4 heures du matin, on entretenait une relation presque fraternelle, ou comme un meilleur ami...
Malgré notre différence d'âge, c'était un gamin dans sa tête et il me faisait mourir de rire...
Ce que je ressens, c'est la perte d'une complicité extrême que je ne retrouverai jamais avec personne. Plus jamais je ne rirai autant avec personne...
Ce que je ressens, c'est la perte d'une partie de ma vie, ce sont deux manques terribles...
Je ne vais jamais au cimetière, ça me tuerait trop. Je pense et j'espère qu'il y a une vie après la mort, mais ça n'enlève pas l'atroce douleur de l'absence...
Je ne retourne jamais là où habitait ma mamie, ça me tuerait trop, je supporte à peine de passer dans sa rue...
Je me souviens, au tout début, il fallait y retourner pour récupérer les affaires qu'on voulait récupérer. C'était horrible : tout l'appartement où j'avais passé mon enfance était VIDE...
C'était comme si je perdais ma mamie une deuxième fois...
Et pour mon cousin, qui vivait toujours chez sa mère, même si je n'étais pas allée souvent chez lui, je ne supporte pas d'y aller non plus...
Sa mère a en plus fait de sa maison un mausolée en exposant des photos de lui partout...
Un jour, un de mes oncles avait dit en riant en parlant de la mère de mon cousin : "Bientôt y'aura plus de place, elle devra aller à l'hôtel".
J'ai trouvé cette blague de mauvais goût, je sais que l'humour peut être une arme face à la souffrance mais je trouve que là, c'était quand même un manque de respect...
Ce que je ressens, c'est un terrible sentiment d'injustice : quel crime ais-je donc commis pour mériter un tel châtiment ?
J'imagine que toutes les personnes victimes d'une tragédie se posent la même question...
Ce que je ressens, c'est une incompréhension totale de la vie et à l'âge où beaucoup de jeunes se préoccupent de leurs études ou leur futur voyage, mariage ou que sais-je encore, je me préoccupe plutôt de ma mort prochaine...
Je me demande : pourquoi vivre si c'est pour perdre les gens qu'on aime ? Quel est le but de la vie, puisque nous finirons tous par mourir ?
Je n'aurai jamais d'enfants, d'une part car je suis asexuelle, d'autre part car je hais la vie et ce serait terrible de prendre le risque de faire souffrir d'autres êtres...
Beaucoup de gens ne veulent pas mourir, pour ma part ma mort est mon seul espoir : celui de les retrouver...
Si je ne me suicide pas néanmoins, c'est pour les rares personnes que j'aime et qui sont encore en vie, ce sont elles qui me permettent de tenir dans cet océan de souffrance... Mais quels terribles malheurs...
Pour répondre à la seconde question, eh bien, je ne prends pas soin de moi....
Je déteste l'expression "faire son deuil" ou "travail de deuil" qui n'ont pas de sens pour moi. J'aime beaucoup l'ironie de Serge Moati quand il s'exprime sur ce sujet...
Certains diront qu'il s'agit de "pathos" ou de complaisance dans le malheur, libre à eux de penser ce qu'ils veulent, mais pour ma part je dis que le deuil est une souffrance qui dure à vie...
Nora Fraisse est une maman qui a perdu sa fille de 13 ans qui a mis fin à ses jours pour cause de harcèlement scolaire. Dans une interview, elle écrit : "Le plus dur, c'est le cimetière. Au début, je ne voulais pas que l'on mette de pierre tombale, je trouvais que ça avait un côté définitif. Puis Clarisse et mon mari m'ont dit que ce n'était plus possible. Elle a une très belle dalle. Mais plus jamais on ne sera heureux. On a pris perpet' ".
Dans le livre que cette mère a écrit pour sensibiliser le public aux dangers du harcèlement, elle écrit : "La vie sans toi, Marion. On a pris perpet' ".
Cela résume bien ce que je ressens : une souffrance à perpétuité...
Les choses banales paraissent bien dérisoires à côté.
Déjà, au collège, je souffrais d'un terrible chagrin d'amour, et je me foutais de toutes les heures de colle et punition qu'on pouvait me mettre, car je pensais : "La personne que j'aime me rejette, c'est déjà la pire punition au monde pour moi, vous pouvez me mettre 400 heures de colle, me donner X devoirs supplémentaires, je m'en fous tellement, j'ai déjà perdu ce qui m'importait le plus..."
Si je me disais ça pour un chagrin d'amour, imaginez donc ce qu'il en est pour la mort d'êtres chers...
Oui, perdre celles et ceux qu'on aime est la pire punition, le pire châtiment du monde et on ne sait pas quel crime on a commis pour subir ce manque atroce...
On peut penser que cette façon de penser est égoïste et qu'on pleure sur nous, bien sûr, mais n'est-ce pas humain ? Et même animal, quand on sait que des chiens se laissent mourir sur la tombe de leur maître... ou même d'autres animaux...
Et puis, on est malheureux pour eux aussi...
Je donne un exemple : ma soeur est parti au Pérou l'année dernière. Pendant son voyage, je ne pouvais pas la voir.
Mais je pouvais lui envoyer des textos, lui téléphoner, avoir de ses nouvelles, savoir si elle allait bien...
S'il y a un au-delà, il n'existe aucun moyen de le contacter : pas de lettres, pas de téléphone, RIEN...
Bien sûr, il y a les médiums, mais je reste assez sceptique là-dessus...
On ne sait pas comment ils vont. Voilà, ça fait 3 ans que ma grand-mère est morte, 2 ans pour mon cousin et je n'ai toujours aucune nouvelle d'eux... Ils ne sont jamais venus me dire qu'ils étaient bien là-bas, alors c'est inquiétant...
Peut-être que le deuil existe à l'envers ? Je me dis que si je mourrai demain, par exemple, les vivants laissés sur Terre me manqueraient terriblement et ce serait affreux de les voir souffrir...
Ma mamie a probablement retrouvé beaucoup de membres de sa famille, mais ce n'est pas le cas de mon cousin qui n'avait que 42 ans, la plupart des gens qu'il aimait le plus sont bien vivants. En plus, il ne s'attendait pas du tout à mourir... Comment va-t-il alors ?
Il n'y a que du vide, du néant, de l'absence, c'est affreux, c'est abominable... Jusqu'à la fin de notre vie...
Souvent, dans des émissions télévisées, quand une personne pleure la mort d'un être cher, on entend souvent : "elle n'a pas fait son deuil". Pourquoi ? Parce qu'elle pleure ?
Faire son deuil, ça veut donc dire ne plus pleurer la mort de la personne ? Faire en sorte que notre vie soit redevenue exactement la même qu'auparavant, ne plus ressentir de manque ?
C'est impossible, le deuil change à jamais... (et plusieurs deuils, encore plus, et encore plus si ils sont en plus cumulés à d'autres souffrances...)
Et encore plus si on est peu ou mal entouré(e), et encore plus si on est fragile de base etc... (les réactions dépendent d'un tas de facteurs différents, c'est pour cette raison que je trouve les jugements absurdes aussi)...
On ne va pas comparer une personne qui a une leucémie, puis qui se fait harceler (insulter et frapper tous les jours) à l'école, puis qui a un accident de voiture qui lui cause de graves séquelles, puis qui perd une personne très chère à ses yeux... à une personne qui va très bien et qui perd un être cher alors qu'elle était tout à fait heureuse avant le drame, par exemple.
Je ne dis pas que l'une souffre forcément plus que l'autre, puisqu'il y a des gens qui ont des capacités de résilience hallucinantes (ce qui n'est pas le cas de tout le monde), mais simplement que c'est incomparable...
Alors dans les effets du deuil, il y a aussi la colère des réactions des gens qui ne comprennent pas ou qui jugent en disant : "moi aussi j'ai perdu un proche et je ne me complais pas dans le malheur comme tu le fais" etc...
C'est tellement absurde de sortir ce genre de choses.... Et quand on les entend, le manque des êtres qu'on a perdu s'en retrouvé décuplé puisqu'on était bien avec eux...
Bref, pour conclure, oui, le deuil est dévastateur et l'une des pires douleurs qui puissent exister...