«Et tout à coup les hommes ont compris qu'ils sont restés complètement seuls [...] Les hommes devenus orphelins [de Dieu] se serreraient aussitôt les uns contre les autres, plus étroitement et plus affectueusement; ils se prendraient les mains, comprenant que désormais ils sont tout les uns pour les autres. Alors disparaîtrait la grande idée d'immortalité, et il faudrait la remplacer; tout ce grand excès d'amour pour celui qui était l'immortalité se détournerait sur la nature, le monde, les hommes, chaque brin d'herbe. Ils s'éprendraient de la terre et de la vie irrésistiblement [...] d'un amour particulier, qui ne serait plus celui d'autrefois. Ils remarqueraient et découvriraient dans la nature des phénomènes et des mystères jusque-là insoupçonnés, car ils la regarderaient d'un œil nouveau, d'un regard d'amoureux pour sa bien-aimée. Il s'éveilleraient et se hâteraient de s'embrasser les uns les autres, se dépêcheraient d'aimer, sachant que leurs jours sont éphémères et que c'est tout ce qui leur reste. Ils travailleraient les uns pour les autres, et chacun donnerait tout à tous et par là serait heureux [...] Que demain soit mon dernier jour, se dirait chacun en regardant le soleil couchant; je mourrai, mais peu importe: ils resteront, tous et après eux leurs enfants, et cette pensée qu'ils resteront en continuant à s'aimer et à trembler les uns pour les autres remplacerait l'idée de la rencontre d'outre tombe...»
Dostoïevski (1821-1881)
L'Adolescent