Bonjour à tous et à toutes,
Mon petit frère s’est suicidé il y a cinq semaines, il s’est pendu. Il avait des soucis financiers importants et, depuis quelques mois, il se sentait accablé par un poids, une sorte de malchance chronique. Je ne culpabilise pas ; jamais je n’aurais pu imaginer qu’il en viendrait là (lui non plus d’ailleurs je pense). La veille, pour mes trente ans, il était encore chez moi avec toute la famille. Il parlait de ses soucis comme d’une situation qui ne pouvait que s’arranger, et je n’aurais de toute façon pas pu faire grand-chose pour y remédier. Rien n’est resté en suspens entre nous, il sait que je l’aime profondément. Je ne lui en veux pas : il serait encore avec nous s’il avait cru d’autres solutions possibles. Je suis contente qu’il n’ait pas laissé de mot, cela veut peut-être dire que ça c’est décidé et fait très vite, dans un moment de désespoir…
Quand je l’ai appris j’ai hurlé, j’ai pleuré, je me suis jetée par terre. Mais j’avais surtout mal pour lui, pas pour moi. Pendant une semaine, j’ai été terrifiée par les images de ses dernières minutes, que j’ai imaginées, par la souffrance morale et physique qu’il avait du ressentir. Grâce à mon compagnon qui s’est renseigné pour moi, j’ai appris qu’avec la méthode qu’il a utilisée, il a sans doute perdu conscience avant de s’en aller, doucement. J’ai aussi compris que maintenant il ne souffre plus.
Depuis, il ne se passe plus rien… Je n’arrive pas à pleurer, je n’arrive pas à être triste, à être en colère, je n’arrive pas à entamer mon deuil. J’arrive à parler de ce qu’il s’est passé comme je le fais maintenant, mais j’ai l’impression de parler de quelqu’un d’autre, que je ne connais pas.
Même si je l’ai vu sans vie, pour moi mon frère n’est pas mort, c’est impossible. Il est impossible que mon petit frère, si optimiste, si joyeux, un si bon père pour ses enfants, avec qui j’ai grandi presque comme une jumelle (nous avons un an de différence), mon complice de toujours, ne revienne jamais. Je ne peux pas croire qu’il ait fait ça. C’est un autre qui est mort, mon frère s’est absenté un peu mais reviendra. Si, rationnellement, je sais reconnaître les faits, inconsciemment je les refuse et je refuse de m’y confronter. Je fais comme s’il ne s’était rien passé. Il paraît que ce n’est pas anormal.
J’ai refoulé aussi tous les souvenirs, comme s’il n’avait jamais existé. Je n’arrive pas à dire son prénom, je n’arrive pas à lui parler. Quand je me force à penser, les vannes s’ouvrent quelques secondes mais se referment immédiatement. Je lutte de toutes mes forces pour nier les faits et leurs conséquences et refouler la boule que j’ai au ventre. C’est plus facile pour moi de nier que pour les autres, je ne le voyais pas tous les jours.
Je sais que je fais ça pour me protéger et que l’armure que j’ai revêtue m’empêche d’exploser, mais j’ai l’impression d’être un monstre froid, sans sentiments. C’est comme si je ne l’aimais pas assez pour le pleurer, comme si je continuais à vivre, à rire même, alors que je devrais pleurer, ou au moins ressentir une quelconque tristesse. La place vide à la table de mes parents, le dimanche, ne provoque chez moi aucune émotion. Voir sa femme et ses enfants sans lui, non plus. Je dis que je vais bien, et ce n’est pas faux. J’ai parfois envie de me gifler, juste assez fort pour faire sortir quelques larmes et expulser la boule que j’ai dans la gorge mais que je n’arrive pas à relier à la mort de mon frère.
Ma mère me dit que c’est normal et que mes deux autres jeunes frères ont la même réaction de déni. Peut-être qu’en tant que frères et sœurs, nous avons l’impression que notre peine est moins légitime que celle de nos parents, de sa femme et de ses enfants, que nous ne voulons pas les accabler davantage. Mais mon compagnon s’inquiète beaucoup de mon absence de réaction et en craint les conséquences. Il me conseille d’en parler à quelqu’un qui ne fait pas partie de mon entourage, un psychologue peut-être.
Est-ce que je devrais apprécier ma chance de ne pas être au fond de mon lit à pleurer, et attendre tranquillement le retour de bâton s’il arrive, ou le provoquer ? Certains parmi vous ont-ils réagi de cette manière ? Je suis perdue… C’est maintenant que je veux réagir, lui rendre hommage, lui dire au revoir.
Merci de m’avoir lue, et pardon de vous demander des conseils pour aller au devant de la douleur, vous qui tentez de la traverser et de l’apaiser.
Lil