La perte d'un enfant
Tout est terrible dans la perte d'un enfant. Il n'y a pas un âge ou une manière. Revendiquer le pire même si je le comprends aurait-il un sens ? L'essentiel est de respecter l'horreur et le traumatisme. Nous avons en commun d'avoir vu mourir notre enfant, d'avoir vécu ce qu'aucun parent ne devrait avoir à vivre.
Certains souffrent de ne pas avoir vu le corps mais même en ayant vu, on ne réalise pas et on continue à croire en apercevant une silhouette. Le rationnel n'a plus sa place.
Je n'ai pas pu lui dire au revoir... Il est mort seul... Il n'a pas souffert... Il a été assassiné, au mauvais endroit au mauvais moment, un accident une erreur, une disparition... C'est de ma faute, comment a-t-il, que s'est-il passé... ? Procès, attente, papiers indélicats...
Il n'y a pas de mot pour décrire ce que l'on subit à la découverte du corps de celui qu'on aime et de tout le questionnement et le choc que provoque un suicide. A ce propos, alors que les familles réclament que le tabou soit levé, ce qui est essentiel notamment au niveau de la prévention, le mot est rarement employé. Lorsque nous présentons celui que nous aimons, ce n'est pas suicide, on accole généralement au prénom "a choisi de partir", ce qui personnellement me trouble. Je ne parlerais pas de choix sauf peut-être en de rares occasions. Ils ne souhaitent pas mourir mais arrêter de souffrir. Savoir qu'ils en sont arrivés là n'est pas une consolation mais me paraît plus correspondre à leurs secrets, ceux qu’il faut respecter et auxquels nous n'aurons pas accès. Cela permet aussi d'avancer sur le chemin de reconstruction qui nous parait impossible après un tel drame et entendre que notre amour n'aurait pas pu sauver. Personne ne sauve personne. Il faut aussi savoir que ce n'est jamais une seule cause mais un ensemble d'éléments qui conduisent une personne à commettre l'irréparable avec en fond, une sensibilité très souvent, une vulnérabilité. C'est généralement plus complexe qu'il n'y parait et croire que l'on aurait pu l'éviter n'est pas évident. Ceux qui ont accompagné une personne qui a sombré le savent bien, ni les médicaments ni l'hospitalisation ni l'amour ne peuvent redonner goût à la vie sans un déclic. J'ai réussi à force de remises en question à mettre toute ma culpabilité et mes interrogations de côté sauf ce déclic, que je n'ai toujours pas accepté. Pourquoi certains ont-ils les armes pour supporter pire et pas d'autres ? Je devrai faire avec, tout comme la frustration de ne pas lui avoir transmis mon énergie, ma force vitale et ces souvenirs que j'aimerais tant effacer et qui brûlent ma chair.
Mais les images sont tout autant cruelles lorsqu'il s'agit d'accompagner son enfant vers une mort plus ou moins annoncée. Chaque étape de la maladie est autant d'espoirs déçus auxquels on se raccroche, de souffrances insupportables. On voit son enfant dépérir, s'éteindre et on assiste impuissant là encore à sa descente, guettant le moindre signe sur le visage du docteur qui nous laisserait croire à un miracle alors que notre enfant est plus léger que la plume. Où trouver l'énergie de lui sourire encore à travers la vitre, de lui tenir cette main si pâle, si faible ? Puis de lâcher...
Est-ce pour autant plus facile de n'avoir eu son petit que quelques heures ou rien, avec un trou béant au creux de ses reins et la frustration abyssale de ne pas l'avoir connu, de nos câlins, de notre avenir manqué. Un petit cercueil blanc, un berceau vide, une famille qui n'a pas eu le temps de le voir, la réa, les perfusions, bercer son petit corps.
Et ce père de quatre-vingt ans qui n'a plus la force de marcher ni aucun projet, le temps qui passe au compte-goutte pour repasser en boucle les moments du passé avec son fils qu'il vient de perdre.
C'est un deuil encore mal reconnu dans une société qui refuse la vieillesse et la mort. Le temps n'est plus le même. Chaque parent se dit que cela aurait dû être son tour, qu'il aurait donné sa vie pour. Chacun sait que sa famille, sa vie vont exploser et est terrifié à l'idée de ce qui l'attend. Certains d'entre nous y parviendront, d'autres moins. Nous n'avons pas le même vécu et l'histoire est différente. Difficile pour les frères et sœurs de trouver leur place, pour notre entourage de s'adapter. Certains s'éloigneront, pas seulement à cause du deuil, révélateur malheureux de la qualité de notre relation d'avant et du vrai visage de ceux que l'on croyait proches. Dans l'idéal, j'aurais à la fois aimé que l'on en tienne compte et que cela ne change rien.
Il faut passer par là pour comprendre. Mais pas pour tendre la main