Je trouve que j'ai mille raisons de lui en vouloir.
Il n'y a pas eu de raptus suicidaire non plus chez nous. Mais une longue préméditation avec une volonté de blesser post mortem tous ceux qui l'avaient blessé, lui.
Ce suicide a été un meurtre par procuration. Il a soigneusement choisi la manière (suicide à l"hélium; donc achat de matériel et logistique un peu complexe); il a envisagé de tuer ses enfants (trop de bouteilles d'hélium achetées pour lui tout seul). Il a choisi la mise en scène avec soin (consciemment ou insconciemment, d'ailleurs, car il s'est tué dans le fauteuil où j'ai passé mon temps à allaiter nos enfants, leur raconter des histoires, le fauteuil maternant et maternel... preuve à mes yeux qu'une des clefs était dans sa relation aux femmes et notamment à sa mère). Il a voulu que le monde entier sache qu'il était une victime. Il a passé la nuit a envoyer des mails incendiaires en accusant les uns et les autres d'être coupables de son mal-être. Les mails et les lettres laissées dans tous les sens sont incohérents, démontrent l'étendue de sa folie et de sa paranoia. IL a laissé un testament très ambigu qui a eu pour effet , de fait, de déshériter ses propres enfants.
J'ai passé la première année à déminer les micro bombes qu'il a laissé sur mon chemin et sur celui des autres.. de ses amis qui n'avaient rien vu venir, de sa famille qui gardait la tête dans le sable et trouvait en moi une responsable facile, de ses collègues qui sont venus me trouver pour avoir du réconfort. Tout le monde s'est imaginé que, sous prétexte que nous étions séparés, son sort ne m'importait plus, que je n'avais plus de sentiments, que j'étais blindée et j'ai tout reçu en pluie battante: les démarches administratives ubuesques (il s'est tué à l'étranger; officiellement, je suis la veuve; j'étais toujours sur le bail, etc..), le trop plein de chagrin des autres, ceux qui m'ont dit que j'avais du bol, que j'étais enfin débarrassé d'un type qui ne me causait que du tort, ceux qui pensaient que j'étais la coupable pour avoir voulu la séparation...
Pendant deux ans, je n'ai pensé qu'à une seule chose: les enfants. Comment les protéger ? Comment les aider à surnager ? rester à l'abri des paroles des gens qui pensent qu'il n'entendent rien ?
Un jour, la psy qui suivait ma fille m'a fait remarquer que beaucoup de chemin avait été fait et qu'elle ne voyait pas l'utilité de continuer à se voir à haute fréquence. Que j'avais fait du bon travail. J'ai souri et j'ai lancé d'un ton faussement détaché "boh, vous savez, moi je vous l'amène, je suis juste chauffeur....."
Elle a bondi sur ces pieds et s'est ecrié que non, que j'avais fait un boulot de malade, que peu de parents survivants pouvait faire ce que j'avais fait. Cela m'a fait un bien fou. Cela ne veut pas dire que le travail est fait; tous les parents survivants le savent. On vit en équilibre instable en permanence et à jamais.
Aujourd'hui, le plus dur est passé, mais il reste la colère, intacte, une énorme fatigue morale (et accessoirement, 20 kilos en plus). En fait, je commence à m'inquiéter. Je n'ai goût à rien. Je ne me projette dans rien. J'ai l'impression que ma vie est terminée et que je n'ai plus qu'à attendre la fin. Et qu'en plus, je ne peux même pas me suicider pour couper court, parce qu'on a déjà fait le coup aux enfants !!!!
En fait, je me sens apaisée, finalement.. mais trop... tout glisse sur moi sans prendre prise. Sauf cette colère, qui croupit.
Je ne sais pas non plus comment la transformer en quelque chose de positif. Peut-être qu'en prendre acte est un premier pas...