La mort est devenue une tragédie parce que les hommes l’ont rendue tragique.
Enfin, quoi que, …les hommes?…
Y a-t-il un autre « Intervenant » dans tout cela ? Oui, je sais que vous ne me répondrez pas. Mais il est certain que le protocole qui entoure ce grand départ n’est pas fait pour adoucir la cruelle et soudaine absence.
L’église, quelle qu’elle soit en rajoute avec ses affirmations emplies de doutes, son protocole sinistre, froideur du lieu, cercueil cloué, et sermons expiatoires, voiles noirs, et requiem…
C’est déjà si difficile de ne plus l’avoir avec soi, alors un peu d’espoir, je vous en supplie, un véritable espoir et non pas une porte close : « Il (elle) est "au ciel"… et vous, sur terre. Il faut vous y faire. Les derniers seront les premiers (est pourquoi donc ?), ils ont gagné le Paradis (et nous, nous restons en enfer ?), Dieu réuni ceux qui s’aiment (c’est pour quand ? c’est comment ?). »
Et si en plus, on ajoute que « le Seigneur a sacrifié son propre fils sur la croix pour sauver les hommes » et que nous devons « en prendre de la graine » (çà, c’est mon propre parlé, pas celui de l’homme d’église !), alors là, je dis STOP.
Ecartez cette horreur de sacrifice, de crucifixion, de sang, de larmes, lamentations et blessures ! Tout est déjà tellement atroce, douloureux, insoutenable...
Lorsque je lis tous les témoignages sur le forum, je m’aperçois que ce que chacun de nous vit le plus mal, ce qui fait la douleur, le désespoir et l’angoisse du lendemain (si tant est qu’il y ait un lendemain, lorsque l’on a perdu sa raison de vivre), c’est l’absence de l’autre.
Ne plus le (la) voir, ne plus entendre sa voix, ne plus partager de douceurs, de moments simplement joyeux ou exceptionnels, rentrer dans une maison vide, ne plus communiquer, sentir son odeur, se réchauffer à sa chaleur, se sentir soutenu(e), épaulé(e), aidé(e), aimé(e), ne plus avoir qu’à penser à soi.
Et en réalité, c’est uniquement çà : on ne pense plus qu’à soi sous le couvert de ne penser qu’à l’autre… qui nous manque atrocement… à soi.
L’Autre, le compagnon, la compagne, indissociable de nous, notre double, notre passion, notre Amour, l’Autre, est en paix à présent. Au mieux il est dans un monde parallèle et vit cette nouvelle vie comme il le mérite, dans le confort des personnes honnêtes et généreuses, au pire il est redevenu poussière. A moins que pire et mieux soient à inverser
Pendant ces instants de douleurs intenses, dans le cas de la maladie, notre vie disparaissait pour vraiment ne penser qu’à l’Autre. Nos nuits d’insomnie, nos courses folles pour continuer à faire tourner une maison, gérer des retards au travail, se décharger de dossiers, pour être le plus souvent possible à l’hôpital, les kilomètres en auto, demi conscient, prenant des risques, notre estomac vide qui crie famine, et se révulse à l’idée de manger, notre tête de zombie, nos quêtes désespérées et le plus souvent vaines, auprès d’un médecin, d’une infirmière pour savoir si ce signe n’est pas un mieux, un espoir ? ou si cet autre signe ne signifie pas qu’il (elle) souffre et que l’on doit faire quelque chose, l’impérative nécessité de lui dire et redire des mots doux, mots d’amour, de tendresse et de lire l’apaisement sur son visage, et la peur d’éveiller le doute en lui (elle) en parlant trop, en « déballant » soudain tous ces mots intimes jusqu’ici distillés tout au long de ces années de vie communes, se « gaver » de son visage, de ses mains, caresser, câliner mais pas trop, pour ne pas le (la) gêner dans sa douleur, apporter des douceurs qu’il (elle) ne peut pas avaler, raconter la maison, le jardin, les chats tandis qu’il (elle) ne voit que le plafond d’une chambre anonyme, et qu’il (elle) n’entend déjà presque plus, tant il (elle) est à l’écoute de son propre corps souffrant, de ses douleurs, des heures des soins, des médicaments qui le (la) calmeront un peu, l’endormiront enfin.
Redouter le pire qui sera le début du pire pour nous, attendre le pire qui deviendra « délivrance » pour l’Autre.
Voilà, nous voilà tous sur le forum à raconter notre mort avec lui (elle).
Hurlements silencieux, mouchoirs humides plein les poches, téléphone qui sonne, appels qu’il faut donner, papiers à remplir, décisions à prendre, choix divers, devis et chèques à signer, trop moche. Abus de faiblesse, parfois. Et puis « la levée de corps », ou « mise en bière », expressions parfaitement inadéquates, maladresses des gens « du métier » qui vivent avec la mort et en oublient d’être parfois discrets et décents, et les clous qui symbolisent atrocement la séparation définitive. Condoléances chaleureuses ou protocolaires, fleurs qui vont flétrir trop vite dans leur papier de cellophane, tapes dans le dos, messages affectueux, présence des uns, absence des autres. Notre corps n’a pas encore repris son fonctionnement normal. Il se tient debout, il avance, se met là où on lui dit de se mettre. On parvient à parler, à sourire même, à se réjouir de revoir untel, à raconter le calvaire de ces derniers mois. Une bulle. Nous sommes encore dans une bulle de presque protection.
Et le soir venu, voilà. Seul(e), ou presque.
On est bien mort, avec lui ou elle.
Nous aussi, enfermés dans notre douleur comme dans une urne ou un cercueil.
Mais non. Nous ne sommes pas morts.
Non, nous respirons. Sans lui, sans elle. Comment est-ce possible ?
Brusquement, notre corps d’humain se réveille. Maintenant il réclame que nous l’écoutions enfin, c’est urgent. Nous avions tellement oublié qu’il avait des besoins, ce corps là. Et soudain, il crie, hurle, pleure, et se débat. Et ces pensées que l’on repoussait sans cesse au pied de ce lit d’hôpital reviennent maintenant nous harceler, en boucle, martelant, brisant les dernières forces restantes après tous ces mois où l’on a puisé largement dans les ressources essentielles. Plus de réserve pour tenir, plus de raison pour tenir.
Le désespoir profite de notre faiblesse : Pourquoi ? Pourquoi lui (elle)? Qu’aurais-je dû faire ? Qu’aurais-je pu faire ? Avons-nous mérité cela ? Dois-je expier, quelle faute si grave ai-je commise? Comment vivre sans lui ‘(elle) ? Que vais-je devenir ? Pourquoi ne suis-je pas mort(e) à sa place ?
Et le centre de toutes ces questions, soudain, ce n’est plus l’Autre, c’est nous.
Maintenant, il (elle) ne souffre plus, n’a plus besoin de moi, je dois apprendre à gérer ma douleur, je dois apprendre à avancer seul(e), je dois réapprendre à vivre, je dois retrouver le chemin. Il y a tellement de choses que je dois apprendre et en premier, la solitude. Le plus dur. L’absence. Le plus impensable.
Pendant longtemps on ne veut pas y croire. On ne peut pas y croire.
C’est impossible de continuer ainsi, si d’autres y parviennent, pour moi, ce ne sera pas, nous nous aimions trop. Il n’y a pas d’acceptation possible.
Mais la vie nous oblige à avancer, les enfants nous poussent en avant, il faut les protéger, les soutenir, les aider à passer le cap, les factures continuent d’arriver, les papiers officiels doivent être remplis, signés, envoyés, il faut chercher dans les dossiers, se replonger dans le passé. Le notaire, le banquier, les impôts, l’employeur… Encore des décisions à prendre. Répondre aussi à ceux qui se sont manifestés, et à peine remarquer ceux qui ont brillé par leur silence.
Pause.
Regarder le monde tourner, pas dans le même sens qu’habituellement, où bien, c’est nous qui restons statique soudain ? Les informations télévisées, les guerres, la famine, tsunami et autres catastrophes… Tout cela ne parvient pas à pénétrer le cerveau. Les hommes ressemblent à une multitude de fourmis qui s’agitent dans tous les sens, se cognant à chaque obstacle alors que le fond du problème, ou plutôt la solution, c’est l’Amour, celui que l’on donnait, celui que l’on recevait. Ces inconnus qui se battent pour le pouvoir, pour l’argent, ils ne comprennent donc rien.
Aveuglé(e) par les larmes, épuisé(e) par le combat, assommé(e) parfois par les médicaments, la quête est maintenant différente, trouver quelqu’un qui va pouvoir nous écouter, nous parler, nous expliquer, nous rassurer. Un prêtre ou un pasteur ? Un parent ? Un psy ? Un ami ? Un inconnu ?
Raconter encore et encore notre histoire, le beau, le doux, le merveilleux, l’Amour, et puis le reste.
Chercher à revivre ses instants de bonheur, réveiller les souvenirs, regarder les photos et redevenir aveugle tant les yeux sont gonflés de ces larmes qui coulent sans vouloir se tarir. Rester avec lui (elle), le plus longtemps possible, le plus souvent possible, plonger dans ses vêtements, respirer son parfum, trouver des trésors, mots d’amour, fleurs séchées, bijoux de rien mais si symboliques. Et pleurer encore et encore.
... ... ... ... ...
Et puis un matin, on entend le merle qui chante tout en haut du sapin. Il devait chanter hier et avant-hier mais nous étions sourd. Le soleil se lève et un rayon vient frapper sa photo (l’une de ses multiples photos qui sont maintenant posées partout dans la maison), et ce n’est pas un flot de larmes qui montent, mais un sourire, le soleil et lui (elle), c’est beau. Premier sourire, première victoire. Courte victoire, mais pleine d’espoir. Victoire, rime avec espoir.
Nous voilà à l’écoute, à l’écoute de ces signes, ses signes qu’il (elle) pourrait nous envoyer pour nous aider. Et on les trouve, dans une plume tombée du ciel (plus surement d’un oiseau !) qui tournoie et finit par se poser sur nos genoux, dans une coccinelle qui ne veut pas quitter notre main tandis que l’on jardine pour s’occuper le corps et l’esprit, dans un parfum, le sien, qui envahit soudain les narines, dans une clef qui semble vouloir ouvrir la porte d’entrée, dans un arc en ciel qui reprend les couleurs de la vie… Et l’on se surprend à sourire, à nouveau et à lui parler.
La tempête n’est pas apaisée, mais on sait maintenant qu’il y aura des moments d’accalmies, que l’on pourra reprendre son souffle et reprendre ensuite le chemin.
... ... ... ... ...
Au début de ma demi-mort, chaque jour était une étape, larmes ou sourires ? C’était ma mission la plus importante en me levant le matin, le cœur déjà serré et l’angoisse aux tripes. Lutter contre la douleur, chercher le calme à tous prix. Avancer, penser, me souvenir ou oublier, supporter, accepter, refuser et le chercher partout, VOUS chercher, vous, mon tout, mon air, ma raison de vivre, m’épuiser physiquement, me débattre, m’interroger, et m’accrocher à vous, vous parler, attendre vos signes, guetter un mieux, refouler la crise ou m’y laisser sombrer … lutter, chaque seconde de chaque minute de chaque heure… Aujourd’hui, tout cela est mon quotidien, je contrôle mieux et sais éviter les pièges, sais où trouver le réconfort, sais que vous n’êtes pas loin, en vrai (
), dans mon coeur à jamais, çà c'est sûr ou dans ma tête (çà, c’est encore LE mystère
), mais j’ai senti si fort votre présence, peu m’importe de savoir qu’elle est, ou n'est pas.
J’avance à présent, tête baissée, en lutte avec tout, toujours, contre tout, contre moi, avec la peur de ne pas savoir faire, de me tromper de chemin. Mais j’avance. J’apprends. J’apprivoise. Et comme pour tout ou presque – l’appétit vient en mangeant, un sourire appelle un sourire…- je me force à vivre et je vis.
Je me sens comme une alcoolique, tant attirée par la bouteille qui va la détruire. Moi attirée encore par le gouffre de la douleur dans lequel je peux sombrer. J’avance, au bord de ce gouffre, parfois fermement, parfois en équilibre. D’un côté la vie, de l’autre la survie.
Je sais que jamais je ne serais comme « avant », certains mots de mon vocabulaire ont définitivement disparus, des mots comme « insouciance », oui, surtout « insouciance ». Mais peu à peu je me surprends à prononcer de nouveau des mots comme « calme », « apaisement », « rêve » et … « projets » ! Petits projets, mais projets quand même.
Je réalise aussi que ma vraie personnalité reprend doucement le dessus. Nous ne faisions tellement qu’UN, que je voyais à travers ses yeux, et agissais pour son bonheur, son confort. Il n’aimait pas le noir, je l’avais banni de ma garde-robe, il n’aimait pas voyager, nous restions en France, il voulait garder cette vieille auto, ne voulait pas couper cet arbre sur le point de tomber…
Et en même temps, je réalise chaque jour à quel point je me suis construite avec lui, auprès de lui, grâce à lui. Quelle chance de l’avoir rencontré !
Le temps de la grande souffrance est passé. Pourtant, je n’y croyais pas.
Et si les grands bonheurs ne sont plus, apprenons à nous contenter de modestes douceurs, du sucre glace sur un gâteau, de la première jonquille, du câlin d’un enfant, du printemps qui approche, du chant de la chouette dans la nuit, du ciel étoilé, du passage des oiseaux migrateurs…
Apprenons à vivre du bonheur qu'il (elle) nous a donné, tant et tant que nous avons une énorme réserve et même suffisament pour donner à d'autres.
Oui, c'est faisable.